Observatoire pour la justice migrante

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Construire la figure de l’im.migrant(e) dangereux(se) pour banaliser sa criminalisation

Introduction

Depuis la prise du pouvoir de Donald Trump aux États-Unis, nous assistons à une recrudescence inédite du discours anti-immigration en Amérique du Nord. Le durcissement idéologique et sécuritaire qui en découle donne lieu à un véritable régime d’exception en matière de contrôle migratoire sur tout le continent. Vous avez sûrement vu la vidéo choquante de personnes migrantes enchaînées, publiée sur le compte officiel de la Maison-Blanche, ou entendu Trump dire qu’il allait envoyer plus de 30 000 personnes sans statut au camp de Guantanamo, avant de finalement les transférer vers une prison en Louisiane. Et vous avez sûrement entendu parler de la mise en détention illégale du militant pour les droits des palestinien(ne)s Mahmoud Khali, qui pourtant est un résident permanent des États-Unis, mais que l’administration Trump cherche à déporter à tout prix.

Le gouvernement de Washington insuffle une dynamique répressive à sa politique d’immigration d’une ampleur sans précédent, et aucun droit ni aucune loi ne semblent pouvoir l’arrêter.

Loin d’être une simple conséquence administrative du non-respect des règles d’immigration, cette répression repose sur une construction politique et médiatique visant à ériger la personne im.migrante en figure menaçante. Et ce discours s’exporte au-delà des frontières américaines, influençant directement les politiques mexicaines et canadiennes. En effet, l’administration américaine a non seulement renforcé son propre dispositif sécuritaire, mais a également exercé des pressions directes sur les pays voisins afin qu’ils adoptent des politiques similaires de durcissement du contrôle frontalier. Sous la pression de Washington, le Canada a récemment annoncé un investissement de 1,3 milliard de dollars pour renforcer la sécurité des frontières, évoquant la « menace » que représentent les soi-disant criminel(le)s qui cherchent à entrer au pays de façon irrégulière. Au Québec, le gouvernement de la CAQ vient de déposer un projet de loi visant la création « d’un nouveau modèle d’intégration des immigrants qui se dit vouloir favoriser la cohésion sociale », afin de préserver les « valeurs québécoises ».

Ce resserrement s’accompagne au Canada d’une rhétorique qui, tout comme aux États-Unis, associe migration et danger. Ce climat politique, qui utilise le discours alarmiste et la diabolisation du migrant comme source de danger, contribue plus que jamais à l’établissement progressif d’un régime d’exception en matière de gestion des frontières, légitimant des mesures autrefois impensables sous couvert de la sécurité des Canadien(ne)s. Or, cette stratégie de diabolisation, bien qu’extrêmement choquante, n’est pas vraiment nouvelle. L’association faite entre une certaine frange d’im.migrant(e)s et la notion de dangerosité, que ce soit pour des motifs liés à la santé publique, aux valeurs, à la moralité ou pour la sécurité du peuple canadien, a depuis toujours servi de stratégie politique au Canada, comme au Québec, pour justifier le contrôle de l’accès au territoire, et départir l’immigration préférée de l’immigration «indésirable».

Dans ce contexte préoccupant, il est essentiel d’analyser comment cette figure du « migrant dangereux » a été politiquement construite et mobilisée pour justifier des politiques toujours plus restrictives. Cet article se propose d’examiner cette rhétorique à travers trois figures clés qui structurent ce récit et d’en évaluer les conséquences sur les droits fondamentaux des personnes im.migrantes au Canada.

I - Des « indésirables » sur le territoire?

Dans un article publié en octobre dernier, nous avons, à travers une analyse socio-juridique et historique analysé les logiques coloniales qui ont imprégné les programmes et les lois en immigration. L’article mettait en évidence, entre autres, que la régulation et la gestion de l’immigration, que ce soit au début par la logique économique ou plus tard par le législateur, a souvent eu pour objectif de préserver le caractère « blanc » ¹ du Canada en créant une classe de migrants indésirables qui n’avaient pas accès aux mêmes droits sociaux que les migrants dits «préférés» (c’est-à-dire ceux provenant de l’Europe de l’Ouest).

Pendant ses débuts, le projet colonialiste canadien pouvait être ouvertement raciste.

On lit par exemple, dans la loi de 1910, que le gouverneur a le droit d’interdire l’entrée des immigrants « appartenant à toute race jugée inadaptée au climat ou aux exigences du Canada » (art. 38.c). Autre exemple : déjà en 1947, le premier ministre William Lyon Mackenzie King déclarait qu’ « une immigration massive en provenance de l’Orient modifierait la composition fondamentale de la population canadienne. » Selon lui, « toute immigration orientale considérable ne manquerait pas, en outre, d’engendrer des problèmes sociaux et économiques d’une nature telle qu’elle pourrait entraîner de graves difficultés ».

Or, comme le montrent les recherches de Phil Triadafilopoulos (2013), dès les années 60, la progression à l’échelle mondiale de la reconnaissance des droits humains, ainsi que les mouvements de décolonisation, ont forcé le Canada à abandonner ce discours explicitement raciste. C’est ainsi que le pays commence à mettre en œuvre une nouvelle politique d’immigration, fondée sur la notion du « mérite » et fonctionnant sur la base d’un système de pointage : au lieu d’être sélectionnées explicitement sur la base de leur race, les personnes im.migrantes étaient désormais admises selon le nombre de points leur étant attribués, en fonction de leur âge, leurs diplômes, leur maîtrise des langues officielles canadiennes ou encore leur potentiel d’intégration au marché du travail. Mais le mérite, nous dit Jennifer Elrick (2020), «n’était pas déterminé uniquement en termes d’utilité économique, mais aussi en termes plus immatériels, moraux et culturels : il ne s’agissait pas seulement de ce que les gens faisaient, mais de ce qu’ils étaient, et la notion de ce que les gens étaient, était construite en termes fondamentalement intersectionnels ², le long des lignes raciales et de classe/statut».

En réalité, comme le montre Elrick (2020), avant de mettre officiellement en place la nouvelle politique de points, le Canada avait fait officieusement des tests pour s’assurer que ce système continuait à favoriser ce qui jadis était appelé « l’immigration préférée ». Ainsi, dans le cadre de cette nouvelle politique, le traitement différencié des immigrants par le biais du système de points obtenus vient remplacer la discrimination explicitement fondée sur la race.

Depuis les années 60, le Canada applique donc une forme de « racisme sans race », qui se focalise sur les différences culturelles et non sur l’hérédité biologique de la personne. Les coutumes et les croyances de la personne im.migrante sont désormais présentées comme une menace à la nation canadienne, comme un danger qu’il faut contrôler à tout prix. Comme le dit Axel Kahn (2015), sous cette nouvelle forme du racisme, « ce qui est rejeté, ce n’est plus tellement l’homme noir, blanc ou jaune, ce sont ses préparations culinaires, ses odeurs, ses cultes, ses sonorités, ses habitudes ». La personne im.migrante est ainsi diabolisée et transformée en un risque pour le Canada et pour ses prétendues valeurs. Ce nouveau racisme masque la discrimination ouverte, mais produit le même résultat : l’exclusion des personnes non-blanches.

La construction de l’image du migrant dangereux passe par la création artificielle et le renforcement d’un prétendu « nous » – celui de l’homme colon, blanc d’origine européenne – et par son incessante mise en opposition avec les « autres ». Il s’agit d’un processus délibéré et explicite d’altérisation³, par lequel les personnes autochtones d’abord, et les im.migrantes issues des pays du Sud global par la suite, ont été et continuent d’être présentées comme fondamentalement différentes, voire infrahumaines⁴. L’altérisation, cette réthorique du « nous contre eux », dépeint les personnes im.migrantes comme un « autre » dangereux, menaçant, dont l’existence même constitue un risque pour la survie du Canada blanc. Elles deviennent ainsi une nuisance qu’il convient d’éliminer coûte que coûte.

Une analyse des successives lois de l’immigration, mais aussi des médias et des discours politiques, permet de constater que l’image du migrant dangereux est construite au cours de l’histoire à travers trois axes complémentaires. Premièrement, on insinue que les personnes im.migrantes constituent un danger pour la santé publique. Deuxièmement, on affirme qu’elles menacent les mœurs et la moralité canadiennes. Troisièmement, la personne im.migrante est dépeinte comme une personne véritablement criminelle, voire terroriste. Nous nous proposons, dans la suite de l’article, d’expliciter comment chacun de ces axes a été construit, mais aussi et surtout quelle est la vérité qui se cache derrière chacun d’eux.

II- La construction de la figure du migrant qui représente une « menace à la santé publique »

Depuis sa fondation, nous dit la chercheuse Carmela Murdocca (2003), l’histoire coloniale du Canada s’est construite sur une prétendue pureté raciale et une absence de maladies au sein de la population canadienne. Le souci de préservation de la santé publique a pu ainsi être constamment utilisé comme outil de contrôle de l’immigration, et continue de l’être encore aujourd’hui.

La Loi de l’Immigration de 1906 déclarait déjà que « aucun immigrant ne sera autorisé à entrer au Canada s’il est atteint d’une maladie répugnante ou d’une maladie contagieuse ou infectieuse qui peut devenir un danger pour la santé publique » (art. 27). La loi de 1910 s’exprimait dans des termes presque identiques dans son article 3(b). Celle de 1952 reprenait la même terminologie, mais y ajoutait aussi l’interdiction de ceux ayant « des personnalités psychopathiques » (art. 5.a.iii), souffrant d’épilepsie (art. 5.a.iv), atteints de la tuberculose (art. 5.b) ou « étant physiquement défectueux » en général (art. 5.c). Si la terminologie a été modifiée au fil du temps, l’inadmissibilité des personnes im.migrantes fondée sur le risque de poser un danger pour la santé publique demeure bel et bien d’actualité et continue à s’exprimer, entre d’autres à travers des restrictions envers la migration des personnes âgées ou des personnes porteuses du VIH. Comme l’indique Laura Bisaillon (2022), sous la Loi de l’Immigration actuelle, la personne im.migrante est définie par son « diagnostic, ses pathologies et par le coût des services que les médecins-conseils de l’État prévoient que la personne imposera au Trésor public canadien ».

Mais le portrait de la personne im.migrante comme un risque pour la santé va bien au-delà des textes de loi. Par exemple, les personnes qui, au XXe siècle, arrivaient au Canada depuis d’Irlande étaient accusées d’être sales et d’apporter avec elles des maladies. On retrouve bel et bien des versions contemporaines de ce type de discours qui se répètent aujourd’hui. Ainsi, par exemple, le risque de contagion du virus Ebola a régulièrement été utilisé comme motif de refus de demandes de visa de personnes provenant de l’Afrique de l’Ouest, surtout à l’égard des ressortissant(e)s de la Guinée, du Sierra Leone et du Liberia. Au point où pendant la pandémie de la COVID-19, les autorités ont faussement affirmé que certain(e)s travailleur(se)s étranger(ère)s étaient à l’origine de la propagation du virus.

Comme le suggère Carmela Murdocca, cela obéit à une stratégie à travers laquelle le Canada tente de peindre un portrait de certaines régions du monde comme « un lieu de maladie et de dégénérescence raciale ce qui, à son tour, construit le Canada comme un espace de pureté nationale » .

Pourtant, rien n’est plus éloigné de la réalité. Le Canadian Collaboration for Immigrant and Refugee Health constate que « les immigrants font systématiquement état d’une meilleure santé et de meilleures caractéristiques de santé à leur arrivée que la population générale née au Canada ».

Ce n’est pas vraiment une surprise, vu que le Canada met en œuvre une politique d’immigration ouvertement capacitiste qui écarte d’emblée les personnes avec un état de santé vulnérable afin de sélectionner seulement celles en bonne santé, jeunes et capables de travailler. Les autorités reconnaissent ouvertement que « l’immigration doit répondre aux besoins de notre pays » et que les personnes im.migrantes sont choisies « en fonction de leur capacité à contribuer à notre croissance économique ». Sur cette base, la loi de l’immigration oblige toute personne demandeuse d’asile, ainsi que toute personne souhaitant devenir résidente permanente, à se soumettre à un examen médical. Si les résultats de cette visite indiquent, aux yeux des autorités canadiennes, que la personne pourrait être un danger pour la santé publique, sa demande sera refusée et la personne sera interdite de territoire pour des motifs sanitaires.

Mais la construction de la personne im.migrante comme une menace pour la santé ne s’arrête pas là. Non seulement ces personnes sont souvent présentées comme des sources de maladies, mais elles sont aussi pointées du doigt comme étant les coupables de la crise du système de santé canadien. Ce discours est construit par les autorités comme un moyen pour détourner l’attention de « l’austérité budgétaire [qui] constitue la toile de fond des multiples réformes », fruit de « plusieurs décennies de politiques et de réformes néolibérales » du système de santé. Cela ne manque pas d’ironie : dans les faits, les systèmes de santé partout au Canada comptent sur la main-d’œuvre im.migrante pour assurer la continuité des services. En fait, une personne sur quatre employée par les systèmes de santé canadiens est non citoyenne. Et, lorsque le système fait face à une crise, c’est grâce aux personnes im.migrantes qu’il ne s’effondre pas. Statistique Canada reconnaît en ce sens que, pendant la crise de la COVID-19, les personnes im.migrantes étaient représentées de manière disproportionnée dans les postes de première ligne, postes qui étaient les plus exposés au virus et qui correspondent aux emplois où sont survenus la majorité des décès.

Non seulement les personnes im.migrantes contribuent en grand nombre au fonctionnement du système de santé canadien, mais en plus, ce sont celles qui ont le plus d’obstacles pour en bénéficier. Certaines personnes im.migrantes peuvent être interdites de territoire s’il est considéré que leur risque de santé constitue un « fardeau excessif pour les services sociaux ou de santé ». Les autorités précisent que cela arrive lorsque « les besoins en services sociaux ou de santé pour traiter [l’état de santé] pourraient avoir une incidence négative sur les délais d’attente pour les services médicaux au Canada » et/ou quand « le coût pour les services de traitement et de gestion de [l’] état de santé dépasserait le seuil de coût de fardeau excessif ». Comme le dénonce le Réseau juridique VIH, « ce critère est en son essence discriminatoire et stigmatisant envers les personnes vivant avec certaines affections – y compris les infections à VIH et à VHC. La personne doit démontrer au Canada qu’elle ne constituera pas un fardeau économique, sans quoi sa demande d’immigration sera rejetée. Le régime réduit la personne à la seule considération de ses coûts de santé, omettant les contributions nombreuses et variées, tant financières que sociales, qu’elle lui a apportées et/ou lui apportera ».

Loin d’être humanistes, les lois de l’immigration prévoient jusqu’à l’expulsion des personnes im.migrantes lorsqu’elles sont diagnostiquées avec une maladie grave, comme un cancer. De plus, de nombreuses personnes im.migrantes – notamment certain(e)s travailleur(se)s temporaires, les étudiant(e)s internationaux(ales) et les personnes sans statut – ne sont pas couvertes par les régimes publics d’assurance maladie, Pourtant, plusieurs d’entre elles occupent un emploi et paient des cotisations sociales, mais restent malgré tout exclues de l’accès aux soins de santé gratuits.

III- La figure du migrant qui représente une menace aux « moeurs et valeurs canadiennes »

L’altérisation de ces personnes passe également par leur construction en tant que menace pour les « mœurs et les valeurs canadiennes ».

Les efforts pour dresser un portrait des personnes im.migrantes comme contraires à ces valeurs ne datent pas d’hier. Déjà au courant du XIXe, par exemple, l’immigration irlandaise est considérée comme « pauvre et inassimilable ». Cela s’accentue au Canada anglophone, car la population irlandaise ne pratique pas la même religion que la population dominante.

Au début du XXe, le politicien et membre du parlement canadien Henry H. Stevens parlait du « Problème Oriental », accusant les personnes immigrantes d’origines chinoise, japonaise et indienne de voler le travail des jeunes canadien(ne)s, de répandre la consommation de drogues, d’être victimes de certaines pulsions sexuelles dangereuses et de ne pas partager le même « esprit de pionnier » que la population canadienne.

Le discours a évolué, les groupes visés aussi, mais le stéréotype de la personne migrante amorale demeure.

En 2015, le gouvernement conservateur visait les personnes im.migrantes de confession musulmane lorsqu’il a fait passer une loi, et ensuite suggérait la création d’une ligne téléphonique qui permettrait « aux citoyens et aux victimes de communiquer des informations sur des incidents liés à des pratiques culturelles barbares au Canada ». Quelques années plus tard, en 2018, un député à la Chambre des Communes accusait les personnes im.migrantes de rejeter « les valeurs occidentales fondamentales telles que la liberté, l’égalité, la tolérance et l’ouverture ». Le gouvernement du Québec a même ajouté une étape supplémentaire : depuis 2020, les personnes im.migrantes souhaitant obtenir leur résidence permanente au Québec doivent obtenir une attestation d’apprentissage des soi-disant valeurs démocratiques et des valeurs québécoises.

Les successives lois de l’immigration du Canada ont joué un rôle dans la consolidation de ces discours, en faisant dès le début des liens entre les personnes im.migrantes, la « turpitude morale » – concept qui se réfère aux actes ayant « franchi la limite de ce qui est considéré comme moralement acceptable » dans la société canadienne – et d’autres caractéristiques perçues à l’époque comme étant négatives, comme la pauvreté ou l’homosexualité.

Si les discours sur l’immigration s’érigent souvent en vérités évidentes – associant la figure de l’im.migrant à celui de l’intrus menaçant – les données scientifiques révèlent au contraire des réalités dissonantes. Sans s’appuyer sur des observations empiriques, ces récits apparaissent comme des dispositifs idéologiques destinés à produire l’exclusion, à justifier l’injustice et à organiser l’indifférence. En réalité, les migrations ne modifient que marginalement les valeurs des sociétés d’accueil, car le dynamisme culturel repose largement sur l’adaptation des migrants eux-mêmes. Vertovec (2007) décrit un processus d’acculturation sélective, où les migrants intègrent des normes locales tout en conservant certains éléments de leur culture d’origine. Cependant, cette conservation tend à s’éroder chez les générations suivantes, qui – comme le prouve Mesoudi (2018)- adoptent massivement les normes locales.

Garrett Jones (2022) précise que si environ 40 % des traits culturels sont transmis, cette influence diminue avec le temps, sans affecter la structure culturelle dominante. En ce sens, l’impact migratoire se manifeste davantage par une intégration progressive que par une altération des mœurs établies. Les migrations, au lieu d’entrainer une « perte de valeurs », enrichissent plutôt les sociétés par de nouvelles perspectives sur les droits humains, l’égalité des sexes et la solidarité. Le discours sur la menace culturelle relève donc moins d’une observation factuelle que d’une construction idéologique destinée à légitimer des logiques d’exclusion.

IV- La figure du migrant qui représente une «menace criminelle et terroriste»

Le troisième volet du projet de construction de l’im.migrant(e) comme danger passe par la représentation de la personne im.migrante comme quelqu’un de nature intrinsèquement criminelle, voire terroriste. Pourtant, les recherches prouvent que les personnes non citoyennes commettent moins de crimes que les personnes citoyennes. La recherche nous montre que le nombre de personnes im.migrantes dans une ville n’a aucune incidence sur le taux de criminalité de celle-ci, et certaines études suggèrent même que, à long terme, les taux de criminalité baissent là où les personnes im.migrantes s’installent.

Encore une fois, cette stratégie de construction de l’immigrant.e comme une source de danger ne date pas d’aujourd’hui. Ainsi, par exemple, les personnes immigrantes provenant de l’Italie ont été accusées d’introduire le fascisme et le crime organisé au Canada, et celles provenant de l’Irlande étaient considérées violentes et dangereuses. Dans le « Problème Oriental » mentionné plus haut, c’était au tour des ressortissant(e)s de la Chine, du Japon et de l’Inde de se faire décrire comme des personnes ayant un penchant pour les activités illégales et la fraude. Pendant et après la Première Guerre mondiale, toute personne im.migrante provenant d’un pays en guerre avec l’Empire britannique était automatiquement considérée au Canada comme un ennemi étranger – un traître, un potentiel espion. En 1995, l’assassinat à Toronto d’une fille blanche déchaine une vague médiatique et politique qui accuse tou(te)s les ressortissant(e)s de la Jamaïque d’être, par nature, des criminel(le)s dangereux(se)s.

Le même discours est tenu aujourd’hui. François Legault, par exemple, a déjà fait ouvertement des liens entre le crime violent, l’extrémisme et l’immigration.

De son côté, le premier ministre de l’Ontario a accusé les personnes im.migrantes de terroriser la population à travers des fusillades et des attentats. Ces propos, largement véhiculés dans les médias, nourrissent un climat de peur et contribuent fortement à renforcer les préjugés et, de ce fait, justifient les politiques plus restrictives en matière d’immigration et de sécurité.

Les répercussions sont concrètes puisque cette rhétorique légitime des pratiques de surveillances plus importantes, exacerbe les tensions sociales et détourne l’attention des causes réelles de l’insécurité, telles que les inégalités sociales ou les lacunes des systèmes de justice et de santé. Ces discours contribuent à polariser l’opinion publique, à réduire l’empathie envers les populations im.migrantes, alors qu’ils affaiblissent les principes fondamentaux de solidarité et d’inclusion.

Pour mieux comprendre la manière dont les im.migrants en Amérique du Nord ont été progressivement dépeints comme une menace sécuritaire, il est essentiel d’inscrire cette perception dans son contexte historique et géopolitique. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, la sécurité frontalière est devenue une priorité pour les États-Unis, dont l’influence diplomatique a profondément marqué les politiques canadiennes en la matière. Bien que la notion de « périmètre de sécurité », évoquée par Roussel, ait émergé avant cette tragédie, les événements du 11 septembre ont accéléré l’adoption de mesures plus strictes de contrôle des frontières, justifiées par la lutte contre des menaces dites « asymétriques » : criminalité transfrontalière, immigration illégale, cyberattaques et, surtout, terrorisme. Dans ce cadre, les migrant(e)s ont été de plus en plus assimilé(e)s à des figures de danger, non pas en raison de faits empiriques mais comme partie intégrante d’une rhétorique sécuritaire où l’altérité est synonyme de péril potentiel. Cette rhétorique sécuritaire, qui associe migration et menace, ne se limite pas à des discours; elle s’incarne également dans des mécanismes concrets de contrôle.

Le traitement de la personne im.migrante comme source permanente de criminalité se traduit par une surveillance incessante de son comportement. Soumises à une surveillance permanente, les personnes im.migrantes n’ont pas droit à l’erreur, car la moindre infraction criminelle peut être motif d’expulsion du territoire canadien, selon les sous-sections (1) et (2) de l’article 36 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Cela veut dire que, souvent, des actions bien mineures peuvent avoir des conséquences catastrophiques pour les personnes im.migrantes. Ainsi, par exemple, une personne citoyenne canadienne qui est arrêtée par la police lorsqu’elle conduit sous l’influence de l’alcool s’en sortira dans la plupart des cas avec une simple amende de quelques dollars à payer.

En revanche, si une personne est arrêtée dans les mêmes circonstances, mais qu’elle n’est pas citoyenne, elle sera considérée par la loi comme étant un « grand criminel » (terminologie utilisée par la loi) et pourrait donc être déportée vers le pays de sa nationalité.

Conclusion

Cette série d’articles se conclut sur une interrogation centrale au cœur des études critiques sur les migrations : Comment les régimes migratoires contemporains construisent-ils certaines personnes comme intrinsèquement déviantes ou menaçantes, justifiant ainsi leur mise à l’écart, leur surveillance et, dans le cas qui nous occupe, leur détention?

L’analyse développée à travers nos textes met en lumière la manière dont l’État canadien mobilise une rhétorique sécuritaire – centrée sur la figure du ou de la migrante dangereuse – pour légitimer des dispositifs d’exception. Loin d’être nouvelles, ces pratiques s’inscrivent dans une continuité historique marquée par des logiques de racialisation, de colonialité et de gestion différentielle des mobilités. Dans cette perspective, la détention administrative n’apparaît pas comme une anomalie, mais comme un instrument structurant de l’État-nation dans sa volonté de produire et de maintenir des frontières internes entre les « bon(ne)s im.migrant(e)s » et les «im.migrant(e)s indésirables ».

Cette figure du danger n’est pas fondée sur une réalité empirique, mais construite discursivement à travers des récits qui relèvent d’un imaginaire politique et médiatique profondément enraciné dans des rapports de pouvoir. Elle participe à la naturalisation d’une hiérarchisation des vies, où l’accès aux droits fondamentaux devient conditionnel, voire révocable, selon des critères arbitraires d’appartenance, de conformité et de « mérite ».

Ainsi, l’étude du cas canadien invite à interroger plus largement les mécanismes par lesquels les États libéraux contemporains concilient, de manière souvent paradoxale, des discours universalistes de droits et des pratiques systématiques d’exclusion. Elle rappelle l’importance d’un regard critique sur les politiques migratoires, qui ne peut faire l’économie d’une analyse des dimensions historiques, coloniales et racialisées de l’appareil migratoire.

Si cette série d’articles prend fin, les dynamiques qu’elle met en lumière demeurent bien présentes. L’Observatoire pour la justice migrante poursuivra son engagement en documentant et en analysant ces pratiques, avec l’objectif de contribuer à une compréhension plus fine des logiques d’inclusion et d’exclusion qui structurent les régimes contemporains de mobilité.

Image d’en-tête : Photo de Bernard Hermant

¹ On suit ici le philosophe Charles W. Mills qui, dans son livre Le Contrat Racial, conceptualise la blanchité comme un construit sociologique qui assoit la suprématie blanche comme système de domination politique et sociale.

² L’intersectionnalité est un concept qui souligne qu’une situation ou une problématique est influencée par plusieurs formes de discrimination ou d’inégalités en même temps. Par exemple, une personne peut être affectée à la fois par le racisme et le sexisme, ou par le racisme et le fait d’appartenir à une classe sociale déterminée. Ces discriminations ne s’additionnent pas simplement, mais se croisent et créent une problématique unique.

³ Le Musée canadien pour les droits de la personne propose la définition suivante du concept d’altérisation : L’altérisation consiste à faire ressortir une différence et à l’utiliser pour anéantir tout sentiment de ressemblance ou de connectivité entre des personnes. Elle ouvre la voie à la discrimination ou à la persécution en réduisant l’empathie et en faisant obstacle à un véritable dialogue.

⁴ Le dictionnaire de la langue française indique que le terme « infrahumain » fait référence à « une personne ou un groupe de personnes perçues comme ayant des caractéristiques ou des comportements jugés indignes ou dégradants. Cette perception peut conduire à la discrimination, au mépris et parfois même à la violence envers ces individus ».

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