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Des non criminel.les derrière les barreaux
Des non criminel.les derrière les barreaux
- Date de publication: 26 Juin 2024
- Autrice: Meritxell Abellan Almenara
- Mise en page: Donia Zahir
Introduction
Le 30 juin 2024 restera dans l’histoire comme le jour où la détention des personnes im.migrantes dans des prisons provinciales a pris fin au Québec. C’est le point final de l’entente de la province avec l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), en vertu de laquelle le Québec acceptait d’incarcérer, dans ses prisons provinciales et pour le compte du gouvernement fédéral, des personnes im.migrantes à des fins administratives, pour des raisons uniquement liées à leur dossier d’immigration.
Le Québec n’est pas la seule province à avoir mis fin à son entente avec l’ASFC. La plupart des provinces ont déjà cessé d’accepter de détenir des personnes im.migrantes pour le compte du gouvernement fédéral, indiquant que cette pratique est contraire aux droits de la personne, à la justice sociale et à l’idée de l’équité pour tous.tes (Colombie Britannique), que les personnes im.migrantes méritent mieux que d’attendre le traitement de leur dossier dans une cellule en prison (Alberta) ou, tout simplement que la pratique n’est plus conforme aux objectifs du système correctionnel de la province (Saskatchewan). D’ici le 31 mars 2025, la détention des personnes im.migrantes pour des raisons administratives dans des prisons provinciales devrait appartenir au passé.
Or, ce qui pourrait, a priori, apparaître comme une bonne nouvelle ne l’est pas. Le retrait du soutien des provinces n’a pas suffi à dissuader le gouvernement du Canada de continuer à enfermer des personnes im.migrantes. Les chiffres disponibles indiquent qu’au cours du dernier trimestre de 2023, autour de 20% des 1 662 personnes détenues à travers le Canada pour des raisons liées à leur statut migratoire l’étaient dans une prison provinciale. Le retrait des provinces des ententes avec l’ASFC engendre ainsi un déficit de 332 places de détention, mais l’ASFC est déterminée à trouver des alternatives lui permettant de maintenir cette pratique carcérale qui prive ces personnes de leur liberté. L’une des stratégies est le transfert forcé de personnes d’une province à l’autre, en fonction des places disponibles dans les centres de détention. Cette pratique se fait sans tenir compte de l’éloignement entre les deux provinces et ce que cela pourrait causer, comme l’isolement des personnes de leurs communautés de soutien et de leurs familles. Ainsi, par exemple, l’ASFC a déjà commencé à transférer des personnes détenues depuis des prisons de l’Alberta vers le centre de surveillance de l’immigration de Surrey (Vancouver), à des centaines de kilomètres de distance.
Et, à en juger par le contenu du Budget 2024, le gouvernement fédéral semble plus déterminé que jamais à continuer à détenir des personnes im.migrantes à des fins administratives. Si les prisons provinciales ne sont plus une option pour compléter les centres de surveillance de l’immigration, c’est maintenant au sein des établissements pénitentiaires fédéraux que le gouvernement canadien compte incarcérer ces personnes im.migrantes. En effet, dans l’Annexe 3 dudit budget, l’on peut y lire que “le gouvernement propose d’apporter des modifications à la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition et à la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés afin de permettre l’utilisation d’établissements correctionnels fédéraux à des fins de détention liée à l’immigration à risque élevé.” Selon les annonces du gouvernement fédéral, 325 millions de dollars seront alloués au cours des cinq prochaines années au financement des mesures nécessaires pour assurer « la détention sécuritaire des personnes à haut risque ».
À travers une série d’articles, nous proposons de nous pencher sur les bases juridiques qui permettent au Canada d’agir de la sorte ainsi que sur les profils des personnes im.migrantes concernées par cette mesure. Nous explorerons également les implications d’une telle pratique sur le respect des droits de ces personnes et sur leurs familles. Enfin, nous présenterons les alternatives à ces mesures de détention, pratiquées par d’autres pays d’accueil de personnes im.migrantes.
Détention ou incarcération ?
La détention à des fins administratives liées au statut migratoire est une mesure privative de liberté par laquelle une personne est confinée dans un endroit fermé pour des raisons ayant uniquement trait à son dossier d’immigration. Ces personnes ne sont accusées d’aucune infraction criminelle, et en ce sens, leur détention n’est pas officiellement punitive. Pourtant, les conditions d’exécution d’une telle mesure sont dangereusement similaires à celles d’une peine d’emprisonnement. Les personnes im.migrantes sont enfermées, soit dans des établissements carcéraux, soit dans des centres de surveillance de l’immigration dont les installations ressemblent fortement à celles d’une prison à sécurité moyenne. Des murs et des grillages les entourent, des caméras enregistrent tous leurs mouvements, leurs communications avec l’extérieur sont très restreintes et leur quotidien est marqué par une routine stricte imposée par les agents de l’ASFC. La recherche nous montre d’ailleurs que les personnes im.migrantes vivent leur détention comme s’il s’agissait d’une punition et que le temps passé en détention a des effets délétères sur leur santé mentale. L’angoisse et la souffrance sont exacerbées par le fait qu’au Canada, il n’y a pas de limite de durée à cette détention : les personnes im.migrantes peuvent être enfermées autant de temps que les autorités le considèrent nécessaire, sans qu’aucune durée maximale n’ait été fixée.
Qui sont les personnes détenues ?
Entre les années 2023 et la première moitié de 2024, 4 929 personnes ont été mises en détention administrative pour des raisons liées à leur statut d’immigration. Il est compliqué d’en savoir plus sur elles au-delà des chiffres, car l’ASFC livre des informations au compte-gouttes (Nakache, 2011). Malgré cela, l’étude menée par Ballesteros-Pena (2021) nous a permis d’apprendre qu’entre 2016 et 2020, la population détenue adulte était composée en moyenne de 85% d’hommes et de 15% de femmes. Si ces pourcentages semblent rester assez stables au fil du temps, la composition de la population mineure, en revanche, évolue énormément: en 2022-2023, elle était composée de 50% de filles et de 50% de garçons, mais en 2023-2024 les chiffres montrent que seulement 23% des mineur.es sont des filles.
Toujours selon Ballesteros-Pena (2021), les nationalités les plus représentées parmi la population adulte détenue entre 2016-2020 étaient les nationalités mexicaine, indienne, états-unienne, chinoise, nigérienne et jamaïquaine. Au-delà des nationalités, des recherches menées par Human Rights Watch, Amnistie Internationale et Pivot ont pu révéler que des dynamiques racistes opèrent bel et bien dans les établissements de détention du Canada. Le rapport de Human Rights Watch et Amnistie Internationale notait qu’ “en 2019, la majorité des personnes détenues pour des raisons liées à l’immigration pendant plus de 90 jours venaient de pays africains”. L’enquête de Pivot confirme, quant-à-elle, la continuité de la discrimination des personnes migrantes racisées. Le média constate, par exemple, qu’“approximativement 13,5% des détenu.es d’Afrique du Nord sont resté.es 100 jours et plus en prison, alors que c’est le cas pour seulement 2,5% des détenu.es européen.nes et 1% des détenu.es nord-américain.es, environ”.
Quels motifs peuvent justifier une détention ?
L’article 244 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés établit que la détention pourra être ordonnée lorsque 1) il y a des motifs raisonnables de croire que la personne im.migrante risque de ne pas se présenter à toute future mesure de contrôle ou de renvoi 2) la personne constitue un risque pour la sécurité publique, ou 3) l’agent d’immigration a un doute sur l’identité de la personne. La détention peut aussi être ordonnée quand l’ASFC estime nécessaire d’enquêter sur une possible interdiction de territoire de la personne im.migrante (par exemple, si la personne est soupçonnée d’avoir commis un crime par le passé, ou d’avoir fait partie d’une bande criminelle organisée).
Le risque de fuite est le motif de détention que l’on retrouve le plus dans la pratique. Selon les données publiées par l’ASFC, en 2023, une moyenne de 1,124 personnes étaient détenues parce que les agents d’immigration avaient considéré qu’elles n’allaient pas se présenter pour un contrôle, une audience ou toute autre procédure liée à leur statut d’immigration. Le risque de fuite est suivi de loin par les mesures de vérification d’identité : en 2023, en moyenne, 95 personnes étaient détenues parce que, selon l’appréciation des agents d’immigration, leur identité n’était pas établie de façon suffisamment satisfaisante. Enfin, toujours en 2023, en moyenne, 82 personnes étaient détenues sous prétexte qu’elles représentaient un danger pour la sécurité publique.
Ces chiffres sont d’autant plus troublants que l’appréciation de l’existence d’un motif de détention valable repose entièrement sur le caractère subjectif de l’agent.e d’immigration qui traite le dossier. Le processus décisionnel, caractérisé par l’absence des nombreuses garanties fondamentales auxquelles ont droit les personnes incarcérées suite à une accusation criminelle, donne ainsi carte blanche aux biais cognitifs, au racisme et aux autres préjugés (conscients ou inconscients) des agent.e.s d’immigration.
Conclusion
Grâce aux efforts de plaidoyer de nombreuses organisations de la société civile canadienne, la détention des personnes im.migrantes dans les prisons provinciales touche à sa fin. Cependant, de nombreux enjeux persistent. Que ce soit dans des établissements provinciaux, fédéraux, ou dans des centres de surveillance de l’immigration, la détention des personnes im.migrantes à des fins administratives liées uniquement à leur dossier d’immigration est une pratique discriminatoire, arbitraire et qui, surtout, porte atteinte aux droits fondamentaux de ces personnes.
Pour mieux comprendre comment le Canada en est arrivé là, mais aussi dans l’objectif d’entamer une réflexion sur les alternatives qui permettraient de mettre fin à la détention des personnes im.migrantes, nous proposons, à travers une série de quatre articles, d’analyser les procédures de mise (et de maintien) en détention, afin de mettre en évidence la grande marge d’arbitrarieté dans l’ensemble du processus et le manque de mécanismes adéquats pour garantir le respect des droits des personnes. Ensuite, à travers une analyse des discours, nous tenterons de mettre en exergue comment des notions telles que “haut risque” et “danger pour la sécurité publique” sont mobilisées pour justifier ces violations, et contribuent ainsi à renforcer le mythe de l’immigrant dangereux dans l’imaginaire collectif. Enfin, nous nous intéresserons aux pratiques de détention et aux alternatives à celles-ci, mises en place dans d’autres pays et territoires à l’extérieur du Canada. Restez donc à l’affût de ces futures publications que nous publierons ici lors des prochains mois.
Image d’en-tête: Photo de Adam Valstar (Unsplash)