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De Laval à la Floride : GardaWorld encaisse des millions publics pour enfermer des migrant·es
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Introduction
Alors que l’entreprise québécoise GardaWorld suscite actuellement l’indignation pour avoir décroché un contrat de plusieurs millions afin de fournir du personnel de sécurité à la prison controversée d’Everglades en Floride, surnommée « Alligator Alcatraz », une autre nouvelle, passée largement sous le radar, soulève des inquiétudes tout aussi graves : Ottawa lui a confié un contrat fédéral d’environ 26 millions de dollars sur un an pour assurer la surveillance de migrants dits « à haut risque » au Centre de surveillance de l’immigration de Laval.
L’entreprise GardaWorld traîne déjà derrière elle un historique d’activités pour le moins troublantes. Selon des informations relayées par le Miami Herald et le Tampa Bay Times, Garda aurait versé en 2018 un don de 5 000 $ US à la campagne électorale de Ron DeSantis, devenu depuis gouverneur de Floride et principal architecte du durcissement des politiques anti-immigration dans cet État.
Malgré ces liens et son expansion agressive dans le secteur sécuritaire privé à l’international, le gouvernement du Québec a soutenu GardaWorld à hauteur de 300 millions de dollars en 2022, par le biais d’un prêt destiné à faciliter ses acquisitions hors Québec, notamment aux États-Unis. Un appui financier majeur qui, dans le contexte actuel, suscite de vives critiques, notamment de la part des partis de l’opposition.
Face à la controverse floridienne, le gouvernement québécois a toutefois tenté de prendre ses distances, affirmant qu’il ne cautionnait pas les activités de Garda à l’extérieur du Québec, une affirmation qui sonne aujourd’hui comme un désaveu tardif.
L’entreprise basée à Montréal est pourtant loin d’en être à sa première incursion dans le système de détention migratoire. Elle vient tout juste de renouveler son contrat avec l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) pour assurer la sécurité au Centre de surveillance de l’immigration (CSI) de Laval.
Le contrat, d’une valeur de 26 millions de dollars pour une seule année, interpelle tant par son ampleur financière que par la légèreté avec laquelle Ottawa semble écarter les controverses qui entourent l’entreprise à l’international. GardaWorld est notamment impliquée dans la gestion sécuritaire du centre de Fort Bliss, au Texas, où un rapport accablant de l’inspecteur général du Département américain de la santé et des services sociaux a documenté des allégations de violences quotidiennes, d’abus sexuels, y compris sur des enfants, ainsi que l’usage d’agents non formés ayant causé des états de détresse aiguë chez les jeunes détenu·es.
Si l’entreprise réfute ces accusations, leur gravité soulève des questions majeures quant à l’intégrité et à la capacité de GardaWorld à garantir le respect des droits humains fondamentaux. En poursuivant sa collaboration avec cette entreprise, le gouvernement fédéral fait abstraction de ces antécédents et confie à un acteur privé controversé un pouvoir direct sur la vie et la sécurité de personnes migrantes vulnérables.
26M$ pour détenir des personnes immigrantes dites à “haut risque”
Le centre de surveillance de l’immigration de Laval est aussi connu pour ses conditions de vie difficiles, où plusieurs grèves de la faim ont été organisées en 2021 et 2023 par des dizaines de détenus pour contester leurs conditions de détention et leur durée injustifiée et un homme qui devait être expulsé s’est même suicidé en 2022.
D’une capacité de 153 personnes, le centre doit accueillir toutes les personnes immigrantes que l’ASFC veut détenir au Québec. En effet, toutes les provinces hormis l’Ontario ont mis fin à l’entente fédérale-provinciale sur la détention d’immigrés le 30 juin 2024. Les prisons provinciales pouvaient accueillir des personnes détenues en vertu du droit de l’immigration jusqu’au 31 mars 2025. Cette décision a bouleversé le système de détention canadien et a créé un surplus de la population migrante détenue dans les institutions fédérales.
Inauguré en octobre 2022, après 50 millions de dollars d’argent public dépensé, le CSI de Laval est en travaux depuis le mois de juin 2025. Ces travaux de modernisation de 4,5 M$ doivent permettre de recevoir de manière sécuritaire des détenus dits à « haut risque » (qui étaient détenus dans les prisons provinciales avant la fin de l’entente).
Or, pour réaliser ces travaux, l’ASFC doit réduire la capacité d’accueil du centre. «Actuellement, 22 personnes sont détenues et cela fait quelque temps qu’elles n’ont pas été plus que 30. Ils espèrent retrouver une pleine capacité en septembre », rapporte Levelt Michaud, Intervenant de soutien aux demandeurs d’asile à Action Réfugiés Montréal.
Selon l’ASFC contactée par courriel au mois de juillet, seuls 6 détenus étaient jugés à « haut risque » dans le centre. L’ASFC se prépare ainsi à en recevoir davantage après la fin des travaux et a ainsi versé 26 millions $ à Garda pour assurer la sécurité les détenus dits à « risque élevé ». L’entreprise était déjà sous contrat pour les «services de gardes de sécurité et les services de garde de transport pour la population régulière au CSI de Laval », un contrat dont on ignore le montant total.
Selon l’appel d’offre, l’objectif de ce contrat serait donc d’augmenter les effectifs (d’au moins 40 employés) et d’avoir des agents de sécurité mieux formés pour utiliser la force auprès des personnes à « haut risque ». L’appel d’offres de l’ASFC révèle des mesures de contrôle très fortes, pourtant courantes dans le centre.
En effet, malgré le fait que c’est un nouveau centre dont l’esthétique aurait été améliorée, le fonctionnement reste carcéral. Outre les heures strictes de lever, de coucher ou de repas, les agents contrôlent chaque entrée et chaque sortie par des fouilles complètes et doivent « effectuer des fouilles quotidiennes et imprévues des lieux ». Les personnes détenues n’ont pas accès à internet ou à leurs cellulaires et l’infrastructure est celle d’une prison à sécurité moyenne.
Qui sont les détenus à haut risque ?
Depuis 2014, l’ASFC a mis en place une évaluation pour unifier la détermination du niveau de risque d’une personne immigrée à détenir : c’est l’Évaluation nationale des risques en matière de détention (ENRD). Mais cela reste tout de même à la discrétion de l’agent des services frontaliers. Selon un rapport de Human Rights Watch, « l’ASFC a toute latitude pour classer les personnes migrantes comme détenu·e·s « à risque moyen » ou « à haut risque » » et « associe explicitement « un comportement instable associé à un déséquilibre mental » à un « danger » ».
Selon l’ENRD, les personnes migrantes sont classées selon un pointage en fonction de différents facteurs. On compte par exemple : la vulnérabilité, des motifs raisonnables de soupçonner qu’un détenu est interdit de territoire pour des motifs de sécurité ou pour des activités de criminalité organisée, le temps écoulé depuis une infraction ou une condamnation, le type de crime, l’implication dans un incident grave durant les deux dernières années, un mandat d’arrêt criminel ou si la personne s’est évadée ou a tenté de s’évader. L’ASFC évalue aussi les personnes selon leurs « besoin de santé autodéclarés ». Selon les informations reçues par courriel par l’agence, le processus de triage des personnes à haut risque prend également en compte les problèmes de santé en général et mentale en particulier, ce qui peut justifier une surveillance renforcée.
Par ailleurs, l’appel d’offres précise que les agents de sécurité pourront aussi s’occuper d’enfants détenus, comme en témoigne la mention de sièges d’auto et de transport de mineurs. Cela rappelle une réalité choquante : au Canada, des enfants sont encore détenus simplement parce que leurs parents le sont à cause de leur statut migratoire.
Cette pratique viole les droits fondamentaux de l’enfant et contrevient à la Convention relative aux droits de l’enfant, qui exige que le meilleur intérêt de celui-ci prime en toute circonstance. En 2022, le Comité des droits de l’enfant de l’ONU a appelé le Canada à mettre fin à cette politique et à privilégier des alternatives à la détention, non privatives de liberté.
Les dangers d’une privatisation de la détention
Le recours à une entreprise privée pour la gestion de la détention n’est pas nouveau, et GardaWorld est mandatée depuis des années au Centre de surveillance de l’immigration (CSI) de Laval. Seulement, déléguer des pouvoirs étatiques à une entreprise privée soulève de nombreux enjeux.
L’appel d’offres de l’ASFC mentionne, par exemple, que les agents de GardaWorld devront « appliquer les principes du recours à la force », utiliser l’équipement de l’agence pour « photographier tous les individus à haut risque » et « prendre leurs empreintes digitales », mais aussi fouiller et enregistrer le contenu des bagages des personnes détenues.
Au-delà de ces fonctions opérationnelles, les agents de sécurité privés peuvent aussi indirectement influencer des décisions administratives majeures. Comme le souligne Camille Bonenfant-Martin dans son mémoire de maîtrise, « les gardes de sécurité peuvent apporter une contribution aux décisions relatives aux modalités de la détention, par le biais de rapports quotidiens qui sont joints au dossier des personnes détenues » (p. 226). Sans décider formellement du maintien en détention, leurs observations, interprétations ou jugements, notamment en cas de comportement perçu comme agressif ou inadéquat, peuvent peser sur l’évaluation des risques faite par l’ASFC.
Cette privatisation de la détention comporte donc des risques bien connus : agents peu formés aux droits humains, méconnaissance des réalités migratoires, et dilution des responsabilités en cas d’abus. Mais elle soulève aussi un problème plus structurel : celui d’un pouvoir coercitif et décisionnel délégué à des acteurs dont la mission première n’est pas la protection des droits, mais l’exécution d’un mandat de sécurité sous contrat.
On peut aussi se demander ce qu’il adviendra si des abus et des violences surviennent, comme cela a été le cas au Texas. Un dispositif de plainte existe, mais il est connu pour être lent et il est légitime de se demander : qui sera tenu responsable le cas échéant? On peut d’ailleurs rappeler qu’on attend toujours la mise sur pied effective de l’organisme civil chargé de surveiller l’ASFC, une agence qui, jusqu’à récemment, était la seule entité policière fédérale sans mécanisme indépendant de reddition de comptes. Le projet de loi C‑20, qui prévoit cette instance, a été adopté à l’automne 2024, mais sa mise en œuvre se fait attendre.
Quant à la formation exigée des agents de sécurité, elle semble minimale, surtout en ce qui concerne les droits humains. Parmi les formations mentionnées dans l’appel d’offres, on retrouve des modules généraux comme « la Charte canadienne des droits et libertés » ou des notions de base sur la santé mentale. Ces cours ne sont ni obligatoires ni centraux, mais simplement listés parmi d’autres options que les agents peuvent avoir suivies.
Du côté de l’expérience, l’appel d’offre mentionne qu’il suffit d’avoir travaillé un an, au cours des trois dernières années, dans un poste lié à l’application de la loi, que ce soit en prison, dans un ministère ou dans la sécurité privée. Ce seuil relativement bas soulève des inquiétudes, surtout lorsqu’on confie à ces agents la gestion de personnes migrantes vulnérables, souvent marquées par des parcours de violence et d’exil.
Vers le renforcement d’une logique de détention ?
Depuis la fin de l’entente fédérale-provinciale et en attendant la réouverture des espaces de détention rénovés, l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) a dû, par contrainte logistique, recourir davantage à des alternatives à la détention comme la surveillance électronique ou le signalement en personne. Selon le Syndicat des douanes et de l’immigration, cette période a coïncidé avec une baisse notable du recours à la détention au Centre de surveillance de l’immigration (CSI) de Laval comme l’ASFC n’a eu d’autre choix que de trouver des alternatives à la détention pour traiter ses arrestations, comme le programme de surveillance électronique, signalement de présence, etc.
Pourtant, loin d’ouvrir la voie à une remise en question du système de détention migratoire, cette situation temporaire semble au contraire avoir renforcé la volonté du gouvernement fédéral de le pérenniser et de l’étendre. Comme l’explique le chercheur Louis-Philippe Jannard, Ottawa continue de miser sur la détention comme outil de gestion migratoire, en planifiant le transfert de personnes vers des centres pénitentiaires fédéraux et en modernisant ses propres infrastructures, notamment le CSI de Laval.
L’octroi d’un contrat de 26 millions de dollars à GardaWorld pour renforcer la capacité de détention à Laval s’inscrit dans cette logique. Cela témoigne d’une volonté politique de maintenir et même d’optimiser un système d’enfermement, malgré le fait qu’une infime proportion des personnes migrantes soient effectivement détenues (0,016 % des ressortissants étrangers en 2023-2024).
En confiant la gestion de la détention migrante à une entreprise privée, le gouvernement fédéral institutionnalise une contradiction fondamentale : le droit flagrante à la liberté des personnes migrantes entre directement en conflit avec le modèle d’affaires de compagnies comme GardaWorld, dont les profits dépendent du maintien — voire de l’expansion — de la privation de liberté. Dans un tel système, les droits des migrant·es ne sont pas une priorité, mais un risque à gérer, un coût à minimiser. Ainsi, ce qui freine le changement, ce n’est pas l’absence d’alternatives, mais la complaisance des institutions envers un modèle qui transforme la détention en opportunité économique.
Image d’en-tête : Amber Kipp