Observatoire pour la justice migrante

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La charte des droits et libertés québécoises protège-t-elle les droits des personnes migrantes temporaires sous permis fermé?

Introduction

Alors que l’on célèbre cette année le 50e anniversaire de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, l’année a été marquée par une recrudescence de mobilisations qui mettent en lumière l’existence au Québec et au Canada d’une forme de travail non libre ¹ touchant des dizaines de milliers de travailleur-euse-s migrant-e-s recruté-e-s avec des permis de travail fermés. Cette forme de travail non libre a été jugée, au terme d’une visite du rapporteur spécial de l’Organisation des Nations unies (ONU) en 2024, comme étant propice à la création des conditions d’un esclavage moderne.  Il est assez contradictoire de constater cette grave atteinte aux droits et libertés des personnes migrantes dans une province qui reconnaît pourtant, depuis un demi-siècle, que « tous les êtres humains possèdent des droits et libertés intrinsèques ». Cette reconnaissance est d’ailleurs enchâssée dans le texte de la Charte ; un document quasi constitutionnel ² qui, dans son premier élan en 1974, avait pour objectif d’être « le symbole des valeurs de la société québécoise ».  Cette contradiction nous amène ainsi à nous poser les questions suivantes : la Charte québécoise  s’applique-t-elle réellement à tous et à toutes ? Et comment justifie-t-on ces dérogations à son application qui privent les personnes migrantes de la pleine jouissance de leurs droits et libertés ?

Une Charte pour toutes et tous ?

Le deuxième Considérant de la Charte affirme sans équivoque que « tous les êtres humains sont égaux en valeur et en dignité et ont droit à une égale protection de la loi ». Cette déclaration de principe est juridiquement appuyée par l’article 10 de la Charte québécoise, qui interdit toute forme de discrimination fondée, entre autres, sur « l’origine ethnique ou nationale ».

Ainsi, toute personne, indépendamment de sa citoyenneté ou de son statut migratoire, bénéficie en principe de l’égalité devant la loi et de la pleine protection des droits reconnus par la Charte québécoise. Cette égalité formelle impose aux institutions, publiques comme privées, l’obligation d’agir de manière non discriminatoire et respectueuse de la dignité inhérente à chaque être humain.

Or, force est de constater que la réalité est bien différente. Dans les faits, les personnes non citoyennes font souvent l’objet d’un traitement différencié fondé précisément sur leur statut migratoire. Elles peuvent être privées d’accès aux soins de santé, rencontrer des discriminations dans l’accès à un logement abordable, peuvent être détenues indéfiniment et donc privées de leur liberté pour des raisons exclusivement liées à leur statut migratoire et, enfin, peuvent être liées par des permis fermés à un employeur unique et être ainsi  privées de leur liberté de changer d’emploi si elles le souhaitent ou y sont contraintes.

Selon le Rapporteur spécial des Nations unies sur les formes contemporaines de l’esclavage ³ , les lois canadiennes de l’immigration « alimente[nt] les formes contemporaines d’esclavage » et « favorisent l’exploitation [des personnes migrantes] du fait qu’ils rendent les travailleurs dépendants à l’égard des employeurs et qu’ils permettent à ces derniers d’exercer un contrôle sur le logement, les soins de santé et le statut migratoire de leurs employés » ⁴.

On est donc bien loin de la liberté et de l’égalité pour tous et toutes prônées par la Charte québécoise

Comment cette disparité se justifie-t-elle ?

Malgré le principe d’égalité de droits, il existe de nombreuses exceptions dans nos lois qui créent des enclaves où les personnes notamment migrantes se retrouvent incapables d’exercer concrètement leurs droits. L’un des exemples les plus flagrants de ce traitement différencié se trouve à l’intersection des lois en immigration et de la loi sur les normes du travail au Québec. 

Alors que la Loi sur les normes du travail vise à protéger tous les salarié-e-s en imposant des conditions minimales de travail, la politique canadienne d’immigration vise dans son premier objectif, qui oriente la plus grande part de la sélection des immigrants, « de favoriser le développement économique et la prospérité du Canada et de faire en sorte que toutes les régions puissent bénéficier des avantages économiques découlant de l’immigration » ⁵.

Ainsi, dans le cas des travailleurs et travailleuses migrantes, ces deux objectifs entrent en collision et engendrent une réalité où les intérêts économiques du Canada et du Québec prévalent sur ceux des travailleur-euse-s.

En effet, à travers les permis de travail fermés, les gouvernements, de concert avec le patronat, mettent en place des programmes pour le recrutement et l’emploi de travailleur-euse-s qui renforcent des inégalités structurelles profondes, notamment vis-à-vis des travailleur-euse-s originaires des pays du Sud Global. 

Par ailleurs, le gouvernement adopte une approche essentiellement individualisée de l’accès aux droits, en s’attendant à ce que chaque travailleur ou travailleuse migrant-e victime d’abus ou de discrimination entame, à titre personnel, des démarches auprès d’instances telles que la Commission des Normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité au travail (CNESST) ou la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ). 

Or, cette approche fait peser une charge disproportionnée sur des personnes souvent en situation de grande vulnérabilité. Nombre d’entre elles n’ont pas accès à la syndicalisation dans leur secteur d’activité, et le simple fait d’exercer leurs droits peut entraîner la perte de leur emploi — et donc, de leur statut migratoire — en raison du lien direct entre leur permis de travail et leur employeur.

À cette précarité s’ajoutent fréquemment des barrières linguistiques, une méconnaissance des recours existants, ainsi qu’une faible capacité à naviguer dans les mécanismes institutionnels de protection.

Quelles solutions ?

Il devient alors évident que, dans ce contexte politique et juridique, obtenir justice pour les travailleurs ou travailleuses migrant-e-s abusé-e-s individuellement est une tâche titanesque tant nos mécanismes et instances classiques sont inadaptés. Cette compréhension nous permet alors de considérer que l’action politique et juridique de la société civile québécoise dans ce dossier est primordiale. 

D’ailleurs, de nombreuses campagnesse déploient depuis quelques années, dont celle en cours menée par Amnistie internationale, qui réclament l’abolition du permis de travail fermé. Ces campagnes ont été un important levier pour sensibiliser les médias et le grand public. Elles ont également orienté les prises de position politiques de nombreux acteurs et actrices auprès des différents paliers de gouvernement, notamment celles des centrales syndicales, qui ont bien saisi que les atteintes aux droits des travailleurs migrants contribuent, à terme, à l’érosion des droits de l’ensemble des travailleurs et travailleuses au Québec.

Reste que malgré ce large soutien de la société civile québécoise, les autorités semblent déterminées à garder le statu quo. Ces derniers mois, nous avons même constaté une dégradation des conditions de vie des travailleurs migrants à cause de plusieurs mesures de resserrement qui touchent des milliers d’entre eux et elles déjà présentes sur le territoire.  

Plus récemment, la société civile a fini par saisir les tribunaux pour joindre l’action juridique à l’action politique. Une action collective visant à faire reconnaître que les permis de travail fermés violent les droits fondamentaux de la Charte canadienne des droits et libertés (notamment les droits à la vie, à la liberté, à la sécurité et à l’égalité des personnes immigrantes auxquelles ce permis est imposé) est en cours devant la Cour supérieure du Québec. Lancée par l’Association pour les droits des travailleur-se-s de maison et de ferme (DTMF) et soutenue par plusieurs dizaines d’organismes communautaires et syndicats, l’action a été autorisée le 13 septembre 2024. Dans le jugement rendu, la Cour supérieure estime qu’il « existe des motifs raisonnables de croire que les mesures liant les travailleurs à un employeur unique sont ‘manifestement inconstitutionnelles’, ce qui pourrait donner lieu à une demande de dommages-intérêts fondée sur la Charte ». Le procès de l’action collective suit son cours ⁷. Si le résultat de cette action reste bien évidemment incertain, une victoire est tout à fait possible. Les antécédents de la Cour supérieure du Québec le démontrent : en 2021, dans le cadre de l’affaire Centre for Gender Advocacy c. Le Procureur Général du Québec la Cour supérieure du Québec avait déclaré contraire au droit à la dignité et à l’égalité les dispositions du Code civil du Québec selon lesquelles il était nécessaire d’être citoyen-ne du Canada pour pouvoir changer le nom ou la mention du sexe dans les registres publics pour correspondre à leur identité de genre. La Cour validait ainsi que les Chartes canadienne et québécoise interdisent bel et bien toute forme de discrimination fondée sur le statut migratoire. Le texte du Code civil du Québec avait donc été modifié en conséquence, afin d’en supprimer la mention de la condition de citoyenneté.

Conclusion​

En conclusion, cette problématique met en lumière la complexité de l’application effective de la Charte québécoise pour les personnes non citoyennes quand elles sont de surcroît dans un contexte migratoire précaire. 

Elle met aussi en évidence comment les barrières systémiques et structurelles peuvent la rendre inopérante. Il devient ainsi essentiel de penser l’accès à la justice des personnes migrantes dans une perspective qui intègre leurs réalités complexes ainsi que les dynamiques structurelles qui créent leurs marginalisations. La Charte québécoise peut alors demeurer un rempart contre certaines dérives tant qu’elle est mobilisée par la collectivité dans une visée de justice transformative qui conteste les relations sociales inégalitaires sous-jacentes aux programmes canadiens de migration temporaire pour le travail.

Image d’en-tête : JSB Co.

¹ Le travail non libre désigne un continuum entre absence de liberté et exploitation. Dans le cas des travailleur-euse-s migrant-e-s recruté-e-s avec des permis de travail fermés, cette forme de travail se manifeste par un lien exclusif à un employeur, conditionnant le statut migratoire et limitant la possibilité de quitter un emploi abusif. Cette relation institutionnalisée restreint l’accès aux droits fondamentaux et affaiblit l’État de droit.

² Me Pierre Bosset, directeur Direction de la recherche et de la planification, La Charte des droits et libertés de la personne dans l’ordre constitutionnel québécois : Évolution et perspectives, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse. En ligne : https://www.cdpdj.qc.ca/storage/app/media/publications/Charte_ordre_constitutionnel.pdf

³ En ligne : https://digitallibrary.un.org/record/4059019/files/A_HRC_57_46_Add.1-FR.pdf

Tomoya Obokata, Rapport du Rapporteur spécial sur les formes contemporaines d’esclavage, y compris leurs causes et leurs conséquences, Visite du Canada, présenté Conseil des droits de l’homme, Cinquante-septième session, 9 septembre-9 octobre 2024.

En ligne :https://laws.justice.gc.ca/fra/lois/i-2.5/page-1.html

En ligne : https://amnistie.ca/campagnes/travailleurs-migrants

 En ligne : https://www.registredesactionscollectives.quebec/fr/Consulter/ApercuDemande?NoDossier=500-06-001263-231