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La charte des droits et libertés québécoises protège-t-elle les droits des personnes migrantes temporaires sous permis fermé?
- Date de publication: 10 juin 2025
- Autrices: Amel Zaazaa et Meritxell Abellan Almenara
- Mise en page : Donia Zahir
Introduction
Une Charte pour toutes et tous ?
Le deuxième Considérant de la Charte affirme sans équivoque que « tous les êtres humains sont égaux en valeur et en dignité et ont droit à une égale protection de la loi ». Cette déclaration de principe est juridiquement appuyée par l’article 10 de la Charte québécoise, qui interdit toute forme de discrimination fondée, entre autres, sur « l’origine ethnique ou nationale ».
Ainsi, toute personne, indépendamment de sa citoyenneté ou de son statut migratoire, bénéficie en principe de l’égalité devant la loi et de la pleine protection des droits reconnus par la Charte québécoise. Cette égalité formelle impose aux institutions, publiques comme privées, l’obligation d’agir de manière non discriminatoire et respectueuse de la dignité inhérente à chaque être humain.
Or, force est de constater que la réalité est bien différente. Dans les faits, les personnes non citoyennes font souvent l’objet d’un traitement différencié fondé précisément sur leur statut migratoire. Elles peuvent être privées d’accès aux soins de santé, rencontrer des discriminations dans l’accès à un logement abordable, peuvent être détenues indéfiniment et donc privées de leur liberté pour des raisons exclusivement liées à leur statut migratoire et, enfin, peuvent être liées par des permis fermés à un employeur unique et être ainsi privées de leur liberté de changer d’emploi si elles le souhaitent ou y sont contraintes.
Selon le Rapporteur spécial des Nations unies sur les formes contemporaines de l’esclavage ³ , les lois canadiennes de l’immigration « alimente[nt] les formes contemporaines d’esclavage » et « favorisent l’exploitation [des personnes migrantes] du fait qu’ils rendent les travailleurs dépendants à l’égard des employeurs et qu’ils permettent à ces derniers d’exercer un contrôle sur le logement, les soins de santé et le statut migratoire de leurs employés » ⁴.
On est donc bien loin de la liberté et de l’égalité pour tous et toutes prônées par la Charte québécoise.
Comment cette disparité se justifie-t-elle ?
Malgré le principe d’égalité de droits, il existe de nombreuses exceptions dans nos lois qui créent des enclaves où les personnes notamment migrantes se retrouvent incapables d’exercer concrètement leurs droits. L’un des exemples les plus flagrants de ce traitement différencié se trouve à l’intersection des lois en immigration et de la loi sur les normes du travail au Québec.
Alors que la Loi sur les normes du travail vise à protéger tous les salarié-e-s en imposant des conditions minimales de travail, la politique canadienne d’immigration vise dans son premier objectif, qui oriente la plus grande part de la sélection des immigrants, « de favoriser le développement économique et la prospérité du Canada et de faire en sorte que toutes les régions puissent bénéficier des avantages économiques découlant de l’immigration » ⁵.
Ainsi, dans le cas des travailleurs et travailleuses migrantes, ces deux objectifs entrent en collision et engendrent une réalité où les intérêts économiques du Canada et du Québec prévalent sur ceux des travailleur-euse-s.
En effet, à travers les permis de travail fermés, les gouvernements, de concert avec le patronat, mettent en place des programmes pour le recrutement et l’emploi de travailleur-euse-s qui renforcent des inégalités structurelles profondes, notamment vis-à-vis des travailleur-euse-s originaires des pays du Sud Global.
Par ailleurs, le gouvernement adopte une approche essentiellement individualisée de l’accès aux droits, en s’attendant à ce que chaque travailleur ou travailleuse migrant-e victime d’abus ou de discrimination entame, à titre personnel, des démarches auprès d’instances telles que la Commission des Normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité au travail (CNESST) ou la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ).
Or, cette approche fait peser une charge disproportionnée sur des personnes souvent en situation de grande vulnérabilité. Nombre d’entre elles n’ont pas accès à la syndicalisation dans leur secteur d’activité, et le simple fait d’exercer leurs droits peut entraîner la perte de leur emploi — et donc, de leur statut migratoire — en raison du lien direct entre leur permis de travail et leur employeur.
À cette précarité s’ajoutent fréquemment des barrières linguistiques, une méconnaissance des recours existants, ainsi qu’une faible capacité à naviguer dans les mécanismes institutionnels de protection.
Quelles solutions ?
Il devient alors évident que, dans ce contexte politique et juridique, obtenir justice pour les travailleurs ou travailleuses migrant-e-s abusé-e-s individuellement est une tâche titanesque tant nos mécanismes et instances classiques sont inadaptés. Cette compréhension nous permet alors de considérer que l’action politique et juridique de la société civile québécoise dans ce dossier est primordiale.
D’ailleurs, de nombreuses campagnes ⁶ se déploient depuis quelques années, dont celle en cours menée par Amnistie internationale, qui réclament l’abolition du permis de travail fermé. Ces campagnes ont été un important levier pour sensibiliser les médias et le grand public. Elles ont également orienté les prises de position politiques de nombreux acteurs et actrices auprès des différents paliers de gouvernement, notamment celles des centrales syndicales, qui ont bien saisi que les atteintes aux droits des travailleurs migrants contribuent, à terme, à l’érosion des droits de l’ensemble des travailleurs et travailleuses au Québec.
Reste que malgré ce large soutien de la société civile québécoise, les autorités semblent déterminées à garder le statu quo. Ces derniers mois, nous avons même constaté une dégradation des conditions de vie des travailleurs migrants à cause de plusieurs mesures de resserrement qui touchent des milliers d’entre eux et elles déjà présentes sur le territoire.
Conclusion
En conclusion, cette problématique met en lumière la complexité de l’application effective de la Charte québécoise pour les personnes non citoyennes quand elles sont de surcroît dans un contexte migratoire précaire.
Elle met aussi en évidence comment les barrières systémiques et structurelles peuvent la rendre inopérante. Il devient ainsi essentiel de penser l’accès à la justice des personnes migrantes dans une perspective qui intègre leurs réalités complexes ainsi que les dynamiques structurelles qui créent leurs marginalisations. La Charte québécoise peut alors demeurer un rempart contre certaines dérives tant qu’elle est mobilisée par la collectivité dans une visée de justice transformative qui conteste les relations sociales inégalitaires sous-jacentes aux programmes canadiens de migration temporaire pour le travail.
Image d’en-tête : JSB Co.
¹ Le travail non libre désigne un continuum entre absence de liberté et exploitation. Dans le cas des travailleur-euse-s migrant-e-s recruté-e-s avec des permis de travail fermés, cette forme de travail se manifeste par un lien exclusif à un employeur, conditionnant le statut migratoire et limitant la possibilité de quitter un emploi abusif. Cette relation institutionnalisée restreint l’accès aux droits fondamentaux et affaiblit l’État de droit.
² Me Pierre Bosset, directeur Direction de la recherche et de la planification, La Charte des droits et libertés de la personne dans l’ordre constitutionnel québécois : Évolution et perspectives, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse. En ligne : https://www.cdpdj.qc.ca/storage/app/media/publications/Charte_ordre_constitutionnel.pdf
³ En ligne : https://digitallibrary.un.org/record/4059019/files/A_HRC_57_46_Add.1-FR.pdf
⁴ Tomoya Obokata, Rapport du Rapporteur spécial sur les formes contemporaines d’esclavage, y compris leurs causes et leurs conséquences, Visite du Canada, présenté Conseil des droits de l’homme, Cinquante-septième session, 9 septembre-9 octobre 2024.
⁵ En ligne :https://laws.justice.gc.ca/fra/lois/i-2.5/page-1.html
⁶ En ligne : https://amnistie.ca/campagnes/travailleurs-migrants
⁷ En ligne : https://www.registredesactionscollectives.quebec/fr/Consulter/ApercuDemande?NoDossier=500-06-001263-231