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Contre la montée du fascisme, la justice migrante comme boussole
Réfléchir la réponse canadienne à la lumière des droits et de la solidarité transnationale
Et alors, un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour: les Gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.
On s’étonne, on s’indigne. On dit : « Comme c’est curieux ! Mais, bah ! C’est le nazisme, ça passera ! » Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme-là, on l’a cultivé, on en est responsable.
Aimé Césaire – Discours sur le colonialisme, 1950
Toute immigration est le produit d’une émigration. ¹
Abdelmalek Sayad – La Double Absence, 1999
Introduction
À la veille des élections fédérales canadiennes du 28 avril 2025, la question de l’immigration demeure centrale pour des millions de personnes qui vivent, travaillent et construisent leurs vies ici. Derrière chaque dossier en attente, chaque permis renouvelé ou refusé, chaque regroupement familial suspendu, se trouvent des trajectoires humaines, des espoirs, des parcours de résilience et, trop souvent, des injustices. Ces injustices frappent particulièrement les personnes se trouvant au croisement de multiples vulnérabilités, qu’elles soient raciales, économiques, genrées, linguistiques ou liées à leur statut migratoire.
À cela s’ajoute un contexte régional de plus en plus instable. Aux États-Unis, la recrudescence des politiques fascistes et autoritaires envers plusieurs populations marginalisées, dont les personnes migrantes, pousse de nombreuses personnes en quête de protection à se tourner vers le Canada, dans l’espoir d’y trouver un refuge plus respectueux de leurs droits. Cette réalité nous appelle à repenser urgemment nos politiques migratoires, non pas comme une série de mécanismes technocratiques qui répondent à une équation utilitaire d’offre et de demande du marché, mais comme un pilier de justice sociale et de solidarité transnationale qui détermineront notre place dans le récit historique des futures générations.
Dans ce contexte mondial marqué par les tensions politiques, les crises climatiques et les mouvements migratoires accrus, le discours sur la souveraineté nationale et la sécurisation des frontières prend une dimension autrement complexe.
Depuis 2017, le Canada fait l’objet de moqueries de la part de ses voisins du Sud en raison de son « faible poids démographique », une rhétorique qui a préparé le terrain aux déclarations au début provocatrices ensuite de plus en plus menaçantes de Donald Trump qui, depuis son accession au pouvoir, promet d’annexer le Canada comme un 51ᵉ État américain.
Face à cette menace, une levée de boucliers à travers le pays s’est fait immédiatement sentir témoignant d’un attachement à la souveraineté nationale. Mais cette souveraineté, si elle se veut légitime, ne peut faire l’économie d’une réflexion critique sur sa propre histoire coloniale. Car réfléchir aux politiques migratoires dans une perspective réellement émancipatrice nous oblige non seulement à nous distancier des logiques xénophobes et populistes de Trump, mais aussi à rompre avec les récits coloniaux qui invisibilisent les peuples autochtones des Amériques et leur souveraineté sur leurs territoires. Et cette même cohérence nous dicte le devoir de regarder en face les répercussions des politiques étrangères canadiennes dans le déplacement forcé de plusieurs milliers de personnes à travers le monde.
Pour un habiter des terres décolonial qui est en rupture avec la domination et l’exploitation des territoires
Ainsi, la question qui se pose dans cette période qui marque des tournants décisifs dans l’histoire de l’humanité est la suivante: sommes-nous prêt.e.s à opérer un changement radical à la hauteur du moment historique que nous vivons? Sommes nous prêt.es à faire chavirer nos modes de vie et de pensée en embrassant les perspectives décoloniales autochtones comme modèle, celles qui nous invitent à habiter le territoire sans le posséder, l’exploiter ou dominer le vivant, celles qui nous invitent à penser notre relation à nos semblables, à nos communautés, au vivant et à nos territoires comme une relation d’inter-être? ²
Ce changement de paradigme nous amènera aussi inévitablement à examiner notre appartenance à un État-nation colonial dont les politiques s’inscrivent dans une logique extractiviste qui détruit les territoires et le vivant avec un impact disproportionné sur les populations autochtones et racisées à travers le Canada mais aussi à examiner ses politiques étrangères qui suivent elles aussi les mêmes logiques néocolonialistes et impérialistes et qui jouent un rôle important dans la déstabilisation et la destruction des équilibres vivants de nombreux territoires.
Implication dans l’exploitation extractiviste à l’étranger
À titre d’illustration, de nombreuses entreprises canadiennes du secteur minier et extractif, telles que Barrick Gold ou Agnico Eagle, ont été pointées du doigt pour leur rôle dans l’exploitation des ressources naturelles dans des régions d’Amérique latine et ailleurs.
Ces activités ont, dans plusieurs cas, entraîné le déplacement forcé de communautés indigènes ou locales ³. Ces communautés ont été dépossédées de leurs terres ancestrales à cause de la dégradation environnementale incluant la pollution de l’eau et la destruction des sols. Leur sécurité alimentaire et leur santé ont été compromises sans parler des conflits sociaux causés par l’imposition de projets miniers qui favorisent des intérêts étrangers au détriment du développement local durable.
Exportation d’armes et soutien à des régimes répressifs
Bien que le Canada soit souvent perçu comme un acteur favorable à la paix dans le monde, certains de ses choix en matière de ventes d’armes et de coopération militaire ont eu des répercussions qui sont à l’antipode de ses prétentions de pacificateur.
En 2022, selon les données du gouvernement canadien, le Canada a exporté pour plus de 21 millions de dollars en matériel militaire vers Israël, et cela malgré les violations documentées du droit international humanitaire par l’armée israélienne à Gaza, notamment lors des bombardements de zones civiles, d’écoles et d’hôpitaux. À ce jour, le Canada n’a toujours pas décrété d’embargo sur les armes à destination d’Israël et cela malgré les mobilisations constantes et actives de centaines de milliers de canadien.nes depuis octobre 2024, dont la plus récente se déroulait à Ottawa le 12 avril dernier. Ceci place donc le Canada en porte à faux par rapport à ses engagements en matière de droit humanitaire international et au Traité sur le commerce des armes ⁴ qu’il a signé en septembre 2019.
Aussi, la commercialisation de technologies de surveillance et de matériel militaire à destination de certains régimes ou partenaires, qui les utilisent ensuite pour réprimer des mouvements populaires dans divers pays du Sud global, contribue à aggraver des situations de conflit et à renforcer des régimes autoritaires.
Citons l’exemple de l’Arabie saoudite, à qui le Canada a vendu des véhicules blindés légers (VBL), utilisés dans la répression de manifestations dans la province de l’Est (Ash Sharqiyah) majoritairement chiite, et dont l’armée est impliquée dans la guerre au Yémen, un conflit marqué par des violations massives du droit international humanitaire.
Pensons aussi à la Colombie, où le Canada a soutenu des programmes de coopération sécuritaire dans le cadre de son accord de libre-échange, malgré les dénonciations constantes d’organisations locales et internationales sur l’usage de la force contre des mouvements sociaux, notamment lors des grandes mobilisations de 2019 et 2021. Enfin, soulignons le cas d’Haïti, où le Canada a fourni un appui logistique et matériel à la police nationale, y compris en livrant des véhicules blindés à un moment où cette force est accusée de répression violente contre la population civile, dans un contexte de crise institutionnelle profonde.
Toutes ces politiques ont des répercussions dramatiques dans plusieurs territoires qui passent malheureusement inaperçus pour la population canadienne d’une manière générale, mais qui passent aussi sous le radar des décisionnaires politiques quand vient le temps de déterminer les “seuils d’immigration” ou les listes des territoires dont les migrant.e.s sont dignes du refuge.
Des paroles comme celles entendues cette dernière semaine par les différents paliers du gouvernement qui demandent le renvoi de centaines de réfugiés pour qui les États-Unis sont devenus un enfer ou qui évoquent les demandeurs d’asile haïtiens comme étant “la misère du monde” sont déplorables quand on sait par exemple que les réfugié.e.s haïtien.ne.s qui fuyaient la dictature duvaliériste dans les années 60 ont eu des contributions majeures durant une période décisive pour le Québec, celle de la Révolution tranquille. Les im.migrant.e.s Haïtien.ne.s ont enrichi le paysage culturel québécois par leur engagement intellectuel et artistique. Des écrivains comme Émile Ollivier, Dany Laferrière et Anthony Phelps ont marqué la littérature québécoise et sont aujourd’hui considérés comme des figures incontournables du patrimoine littéraire du Québec. Leurs œuvres ont contribué à élargir notre imaginaire collectif, à questionner les frontières de l’identité québécoise et à faire résonner une pluralité de voix venues du Sud global.
Dans son livre, Une place au soleil, Sean Mills met d’ailleurs en lumière plusieurs figures clés de la communauté haïtienne qui ont eu un rôle fondamental dans le développement du système éducatif québécois, en particulier après les années 1960. Les enseignant.es haïtien.ne.s ont contribué à la modernisation du système éducatif et ont transmis non seulement des savoirs académiques, mais aussi des perspectives critiques sur le racisme, la colonisation et les relations nord-sud.
Sans compter leurs contributions majeures aux systèmes de santé. Par exemple, la Dr Yvette Bonny a réalisé la première greffe de moelle osseuse au Québec en 1980, et le Dr Jean-Claude Fouron a établi la première unité de cardiologie fœtale au Canada.
Un modèle d’accueil inspiré par les pratiques et les savoirs autochtones
Ces multiples exemples nous invitent à repenser en profondeur notre rapport aux migrations.
Il ne s’agit plus de concevoir l’accueil dans une logique de charité ou d’urgence humanitaire, mais de les réinscrire dans un cadre géopolitique et historique plus vaste qui intègre les fondations coloniales, patriarcales et esclavagistes de la modernité telle que nous la connaissons. Intégrer ces éléments de compréhension, nous permet de dévoiler les continuités coloniales et les inégalités structurelles qui induisent les déplacements forcés en œuvre aujourd’hui.
Face à ces réalités, il devient urgent de faire émerger une justice migrante qui ne soit pas simplement réparatrice, mais transformative ⁵. Un véritable changement de paradigme suppose que nous déplacions notre regard de la gestion restrictive des flux migratoires vers la reconnaissance des savoirs, des luttes et des droits des personnes migrantes, souvent issues de territoires ravagés par l’ingérence coloniale et impériale.
Dans cet esprit, un modèle d’accueil inspiré des pratiques et savoirs autochtones, fondé sur des principes d’harmonie, de réciprocité et de cohabitation respectueuse, permettrait non seulement de corriger les déséquilibres hérités du passé, mais aussi d’ouvrir la voie à des formes de souveraineté partagée. Comme le propose le chercheur et auteur Malcolm Ferdinand, « Il nous faut apprendre à habiter la Terre autrement, en reconnaissant les savoirs et les pratiques des peuples autochtones et afrodescendants, en construisant des relations fondées sur la justice et la réciprocité. ».
Ainsi, promouvoir une politique d’accueil solidaire, inclusive et co-construite avec les Premiers Peuples, c’est aussi reconnaître que les migrations se produisent sur des territoires non cédés, où les revendications autochtones de souveraineté exigent d’être au cœur de toute réflexion sur l’hospitalité. C’est en tissant ces solidarités transversales – entre peuples autochtones, communautés migrantes et société d’accueil – que l’on peut espérer inventer des futurs réellement décoloniaux, fondés sur la justice, la dignité et la mémoire vivante des luttes passées et actuelles.
Image d’en-tête: @saikturi
⁵ Dans sa philosophie de justice, Nancy Fraser distingue les réparations affirmatives des réparations transformatives. Alors que les premières corrigent les conséquences inégalitaires du système en place, les secondes visent à corriger ces inégalités en restructurant les processus qui créent ces inégalités.
Lire Nancy Fraser, Justice Interruptus : Critical Reflections on the « Postsocialist » Condition, Routledge, 1997 à la p 82