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Québec sacrifie l’accueil et les droits des demandeurs.ses d’asile pour faire pression sur le fédéral
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I - Introduction
Le 9 octobre, Le Devoir révélait que le ministre de l’Immigration, de la francisation et de l’intégration du Québec, Jean-François Roberge, envisageait de restreindre l’accès à l’aide sociale et à plusieurs services publics pour les demandeurs d’asile. Selon le quotidien, un mémoire interne du Ministère de l’immigration de la francisation et de l’intégration (MIFI) détaille plusieurs mesures en ce sens, qui doivent être soumises prochainement au Conseil des ministres.
II - Les mesures proposées et leurs impacts
1- Réduction de l’aide financière de dernier recours
Parmi les mesures les plus marquantes figure la limitation de l’accès à l’aide sociale à 9 mois pour les demandeurs d’asile « sans contrainte sévère à l’emploi » et ce alors même que les demandes d’aide sociale sont en baisse (60% de moins entre janvier et juillet 2025 qu’entre la même période en 2024).
Le ministre Roberge soutient que 9 mois seraient “raisonnables” puisque l’obtention d’un permis de travail prendrait environ 6 mois selon Ottawa. Or, dans les faits, le délai actuel pour un permis demandé depuis le Canada frôle 190 jours (plus de six mois) sans garantie de traitement rapide, auxquels s’ajoutent les étapes administratives (analyse, examen médical, émission du permis) et les imprévus (dossiers incomplets, santé, accès à un emploi stable).
Selon un rapport de Statistiques Canada paru en 2020, environ 41% des demandeurs d’asile au Canada n’avaient pas trouvé d’emploi au cours de leur première année suivant l’arrivée. Bien qu’on observe, depuis les années 2000-2010, une amélioration graduelle du délai d’accès au premier emploi (période où l’attente était nettement plus longue), le taux de chômage chez les personnes en demande d’asile demeure particulièrement élevé durant cette première année.
Dans ces conditions, plafonner l’aide à 9 mois risque de laisser sans ressources un nombre important de personnes qui n’ont pas encore la possibilité de travailler légalement, aggravant la précarité d’une population déjà vulnérable.
Le ministre prévoit en outre de retirer l’aide aux personnes qui détenaient auparavant un permis d’études ou de travail avant leur demande d’asile (mesure nécessitant une coordination avec Ottawa).
2- Suppression d’autres aides sociales et de prestations connexes
S’ajouteraient à ces mesures, la suppression du Supplément au budget familial (familles à faible revenu avec deux enfants ou moins), la fin de l’allocation mensuelle au logement pour les mineurs non accompagnés demandeurs d’asile, la suppression de l’aide pour meubles et vêtements, et la réduction des titres de transport de 20 à 30 titres pour les personnes hébergées par le Programme régional d’accueil et d’intégration des demandeurs d’asile (PRAIDA) à Montréal.
3- Fin de la francisation à temps complet :
Le ministre cherche aussi à réduire l’accès aux cours de français à temps complet : seuls les cours à temps partiel et en ligne seront possibles.
Si cela allège éventuellement le nombre d’élèves, l’effet sera à double tranchant. D’une part, les parcours d’installation des personnes en demande d’asile risquent d’être ralentis, puisque la francisation demeure un levier central d’accès à l’emploi, à la formation et à la participation sociale. Le français n’est pas seulement un outil de communication, mais une clé de reconnaissance sociale et économique, et l’impossibilité d’y accéder à temps complet prolonge la dépendance économique et l’isolement.
D’autre part, cette décision contredit directement les objectifs du gouvernement en matière de renforcement du français au sein de la population immigrante. En restreignant l’apprentissage linguistique pour celles et ceux qui souhaitent justement s’ancrer durablement au Québec, le gouvernement affaiblit les conditions mêmes qui soutiennent la vitalité du français dans la société.
4- Démarches d’immigration : restrictions supplémentaires
Le ministre prévoit également de restreindre l’accès aux démarches d’immigration, notamment en plafonnant l’aide juridique en droit de l’immigration et en abolissant la prise en charge des frais de résidence permanente, qui s’élèvent à 2 385 $; une somme prohibitive pour des personnes en situation de précarité.
Bien que le Plan 2026-2029 du ministère de l’Immigration affirme vouloir recentrer l’immigration humanitaire sur les personnes déjà présentes au Québec, ces mesures risquent au contraire d’alourdir les démarches, de multiplier les erreurs administratives et d’accroître les coûts publics liés à l’hébergement d’urgence, à la santé et à la protection de la jeunesse.
III Contexte financier et politique
Ces mesures restrictives interviennent suite à de nombreuses pressions sur Ottawa (voire menaces formulées, en juin dernier, de réduire les services aux demandeurs d’asiles) de la part du gouvernement québécois pour à la fois réduire le nombre de demandeurs d’asile, mais aussi couvrir les frais dépensés par la province pour soutenir leur accueil et leur intégration.
Pourtant, ces frais sont déjà en majorité couverts par Ottawa chaque année grâce aux transferts prévus en vertu de l’Accord Canada-Québec, mais aussi grâce aux versements de compensation pour l’accueil et l’intégration de tous les nouveaux arrivants par la province. Soulignons par ailleurs que depuis 2017, Québec a reçu 1,2 milliards de dollars en compensation et les transferts annuels se chiffrent à 867 millions de dollars pour 2024-2025.
IV - Effets contre productifs à moyen et long terme
Au-delà d’un simple moyen de pression sur Ottawa, ces mesures traduisent une logique d’économie à court terme qui risque d’entraîner des coûts humains, sociaux et financiers accrus à long terme. En précarisant les personnes en demande d’asile, ces mesures compromettent leurs parcours d’adaptation, allongent les démarches administratives et freinent leur pleine participation à la vie sociale et économique.
Ces effets ne sont pas théoriques : ils s’ajoutent à des obstacles déjà bien réels dans le système actuel. Les délais d’obtention du statut de résident permanent, par exemple, sont particulièrement longs : entre 7 et 12 ans selon Le Devoir.
Il est également nécessaire de rappeler que le recours à l’aide sociale est principalement temporaire : il s’agit d’un soutien transitoire qui permet aux personnes nouvellement arrivées de s’ancrer dans la société québécoise et d’y participer pleinement. Ce soutien constitue une étape importante pour leur donner les moyens de devenir autonomes — une fois francisées, en santé et stabilisées sur les plans social et économique.
Les données de Statistique Canada (2020) le confirment : environ 68 % des demandeurs d’asile reçoivent une aide sociale au cours de leur première année au Canada, mais ce taux chute à 30 % après trois ans de présence sur le territoire. Ces chiffres démontrent clairement qu’avec un minimum de soutien initial, les personnes en demande d’asile parviennent à s’intégrer progressivement à la vie économique et sociale du Québec.
Couper de telles aides aura aussi pour effet de transférer le coût du soutien vers le secteur communautaire et les réseaux formels (églises, associations) et informels des personnes en demande d’asile, des milieux déjà à bout de souffle faute de ressources suffisantes. De plus, présenter ces prestations comme un signe d’incapacité à subvenir à ses besoins renforce une image erronée et défaitiste : loin d’être un état permanent de dépendance, l’aide sociale agit comme un tremplin vers l’autonomie et la pleine participation à la vie en société.
Effets sur les enfants (accompagnés et non accompagnés)
Toutes ces mesures auront un effet dramatique sur l’ensemble des personnes en demande d’asile, y compris les enfants accompagnés et non accompagnés
La réduction de l’aide sociale peut certainement mettre à risque l’accès à des besoins essentiels (alimentation, vêtements, produits pour enfants) et aggraver le stress déjà vécu par les familles, ce qui pourra avoir des répercussions directes sur leur bien-être. Les mères monoparentales, qui cumulent maternité, grossesse et difficultés d’accès à la garderie, seront particulièrement touchées, tout comme les mineurs non accompagnés, dont la scolarité et la stabilité risquent d’être compromises.
La suppression du Supplément au budget familial (SBF) accentuerait encore cette précarité : bien que modeste, cette aide compense l’exclusion des familles demandeuses d’asile des allocations familiales canadiennes, nettement plus élevées.
V - Plusieurs atteintes aux droits humains inscrits dans les chartes et les conventions ratifiées par le Canada
Au-delà de la mise en péril des conditions de vie des personnes en demande d’asile, les mesures proposées par la CAQ pourraient contrevenir à l’article 45 de la Charte des droits et libertés de la personne, selon lequel
“Toute personne dans le besoin a droit, pour elle et sa famille, à des mesures d’assistance financière et à des mesures sociales, prévues par la loi, susceptibles de lui assurer un niveau de vie décent”.
Contrairement à une idée répandue, cette Charte s’applique à toute personne se trouvant sur le territoire québécois, sans distinction de citoyenneté ou de statut migratoire. Les demandeurs d’asile sont donc titulaires des droits qu’elle garantit, dont ceux de l’article 10, portant sur l’égalité et protection contre la discrimination fondée sur le statut, la condition sociale ou le sexe.
Ces coupures pourraient également contrevenir à la Charte canadienne des droits et des libertés, en particulier à l’article 7, qui protège le droit à la sécurité de la personne, et à l’article 15, qui assure le droit à l’égalité et à la protection contre la discrimination.
VI - Des atteintes aux droits qui s’inscrivent dans une continuité politique
Dans un communiqué de la TCRI (qui représente plus de 150 organismes communautaires oeuvrant au service des personnes réfugiées et immigrantes) publié le 9 octobre, le directeur général, Stephan Reichhold, dénonçait une décision “odieuse et inhumaine », relevant d’une “logique purement comptable » selon laquelle les demandeurs d’asile seraient un poids pour la société.
Plus que des coupures budgétaires, les propositions du ministre Jean-François Roberge sont une atteinte directe aux droits fondamentaux des personnes en demande d’asile, ainsi qu’aux engagements humanitaires du Canada.
Si le pays se présente comme un modèle en matière d’accueil, la réalité montre que plusieurs droits ne sont pas pleinement respectés.
En effet, le Canada est signataire de la Convention de Genève de 1951 et de la Convention relative aux droits de l’enfant (CIDE), deux instruments juridiques supranationaux qui obligeraient à garantir la protection et la dignité de toutes les personnes réfugiées, sans discrimination.
En restreignant l’accès aux services destinés aux demandeurs d’asile, le gouvernement agit en contradiction avec ces engagements, en violant notamment le principe de non-discrimination (article 3 de la Convention de Genève) et plusieurs articles de la CIDE, relatifs à l’intérêt de l’enfant, à la sécurité sociale, au niveau de vie, à la santé et à l’éducation.
Ces restrictions s’inscrivent d’ailleurs dans la continuité des politiques de la CAQ, qui avait déjà retiré l’accès aux garderies subventionnées pour les enfants de parents demandant l’asile ; une mesure qui est contestée devant les tribunaux depuis plusieurs années. La Cour d’appel du Québec a jugé cette décision discriminatoire au regard de l’égalité entre les genres, car elle affecte de manière disproportionnée les femmes. Ce jugement pourrait aussi faire jurisprudence sur le fait que les exclusions des demandeurs d’asile et de leurs enfants de droits sociaux sont discriminatoires. La Cour suprême doit rendre sa décision dans les prochaines semaines.
Conclusion
Les mesures envisagées par le gouvernement Legault marquent un tournant inquiétant dans la manière dont le Québec conçoit l’accueil et la protection des personnes en demande d’asile.
Sous couvert de rationalisation budgétaire, ces politiques traduisent une approche de plus en plus restrictive, où les droits fondamentaux sont subordonnés à des impératifs comptables à court terme. Elles risquent non seulement d’aggraver la précarité des personnes concernées, mais aussi de miner les valeurs d’hospitalité et de solidarité que le Québec et le Canada affirment défendre sur la scène internationale.
Cette dérive s’inscrit dans un discours politique plus large, où l’immigration est de plus en plus désignée comme la cause des crises sociales que connaît la province (pénurie de logements, pression sur les services publics, surcharge du réseau scolaire, déclin du français, entre autres). Une telle rhétorique détourne le regard des véritables causes structurelles de ces crises et alimente une perception erronée des personnes migrantes, réfugiées et en demande d’asile comme un fardeau plutôt que comme des acteurs de la société civile québécoise.
Image d’en-tête : Markus Winkler
Références :
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