Observatoire pour la justice migrante

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Guerre commerciale avec les États-Unis

Guerre commerciale avec les États-Unis : les droits et la dignité des travailleur.se.s migrant.e.s temporaires sacrifiés sous couvert d’urgence

Introduction

Alors que le Québec et le Canada font face à des menaces économiques croissantes, notamment en raison de l’imposition potentielle de nouveaux tarifs douaniers provenant des États-Unis, l’attention publique se concentre fortement sur les enjeux commerciaux et la réponse gouvernementale. Une part importante de la population se rallie à des discours nationalistes valorisant l’achat local. Cette surmédiatisation occulte une décision politique majeure, passée inaperçue, mais lourde de conséquences : Québec a annoncé en février 2025 un assouplissement des exigences pour les employeur.se.s ayant commis des infractions souhaitant embaucher de nouveau des travailleurs.se.s étranger.ère.s temporaires (TET). 

Sous pretexte de protéger l’économie québécoise face aux pressions américaines, cette mesure, appliquée immédiatement après son annonce, permet désormais à une entreprise ayant été condamnée pour une atteinte aux normes du travail, pour transgression des lois sur la santé et la sécurité des travailleur.se.s ou encore pour discrimination d’entamer à nouveau un processus de recrutement de TET après seulement six  mois alors que le délai était initialement de deux ans. 

Cette décision est justifiée par l’objectif de « conserver la compétitivité des entreprises en leur permettant l’embauche d’une main-d’œuvre dont ils ont besoin un peu plus rapidement qu’auparavant ». Or, elle soulève des préoccupations sérieuses quant au respect des lois du travail et à la protection des droits des TET, une population déjà largement reconnue comme étant vulnérable à l’exploitation. Plusieurs organisations de la société civile ont mis en lumière les conséquences néfastes du système actuel de permis de travail fermé, qui lie les TET à un.e seul.el employeur.se et les empêche bien souvent de faire valoir leurs droits sans risquer leur statut migratoire. 

Dans son rapport présenté en 2023, Tomoya Obokata, Rapporteur spécial de l’ONU sur les formes contemporaines d’esclavage, dénonce clairement les failles structurelles du Programme des travailleurs étrangers temporaires. Il y souligne que ce programme « alimente les formes contemporaines d’esclavages, car il institutionnalise les asymétries de pouvoir qui favorisent les employeur.se.s et empêchent les travailleur.se.s d’exercer leurs droits ». Il appelle le Canada à mettre fin aux accords de migration de main-d’œuvre qui rendent les travailleur.euse.s dépendant.e.s de leurs employeur.se.s. Ceux-ci et celles-ci contrôlant non seulement leur travail, mais aussi le logement, les soins de santé et le statut migratoire de leurs employé.e.s. 

Le rapport note aussi que, bien que le programme soit fédéral, la surveillance des conditions de travail revient principalement aux provinces, ce qui donne une importance particulière aux décisions prises par le gouvernement du Québec. Il est cependant crucial de noter que le système de protection des travailleur.euse.s migrant.e.s au Québec présente déjà des failles majeures. Un rapport de recherche du Groupe interuniversitaire et interdisciplinaire sur l’emploi, la pauvreté, et la protection sociale (GIREPS) datant de 2023 révèle notamment le manque d’inspecteurs.trices de la La Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST), de l’absence d’initiatives proactives et d’une approche réactive basée sur les plaintes. Même en cas de signalement, les améliorations restent limitées, et l’absence d’infractions dans les établissements non syndiqués remet en question l’efficacité des inspections. 

Pourtant, au lieu de renforcer les protections, la province choisit d’assouplir les règles pour les employeur.se.s fautif.ve.s. Ceci risque de banaliser les infractions aux droits du travail de ces personnes déjà vulnérables, voire de les encourager. 

Le Québec devient ainsi complice des violations sous prétexte de vouloir encourager l’économie et la production locale. 

Amnistie internationale, de son côté, a également documenté les nombreux cas d’exploitation, y compris des situations pouvant s’apparenter à du travail forcé, soulignant que les TET, en raison de leur statut précaire, hésitent souvent à dénoncer leurs conditions de travail.

Une histoire qui ne cesse de se répéter

Cette réalité n’est en rien nouvelle. À travers l’histoire, dans divers contextes socio-économiques, les gouvernements ont pris des mesures qui, sous prétexte de protéger l’économie ou l’intérêt général, ont conduit à la marginalisation et à l’exploitation accrue de certaines populations.

Par exemple, lors de la crise économique des années 1930, les États-Unis ont massivement expulsé plus de 400 000 travailleur.se.s mexicain.e.s dont près de 30 % avaient la citoyenneté américaine. Officiellement justifiée par la nécessité de préserver l’emploi des travailleur.se.s nationaux.ale.s, cette politique s’est révélée non seulement inefficace, mais également préjudiciable à plusieurs secteurs économiques. Une étude démontre en effet qu’elle n’a eu aucun effet positif sur l’emploi des Américain.e.s et a, au contraire, contribué à fragiliser certaines industries. Au-delà de son inefficacité, cette décision a plongé des milliers de familles dans la pauvreté et a exacerbé le racisme envers les personnes Latino-Américaines.

Un exemple plus récent et plus proche de nous est celui de la pandémie, où, dans le but d’assurer la sécurité alimentaire de la population canadienne, de nombreux travailleur.euse.s étranger.ère.s essentiel.le.s ont été appelé.e.s à risquer leur vie pendant que le reste de la population locale était sommée de ne pas quitter leur domicile. Les frontières étaient alors fermées, sauf pour ceux et celles qui ont été autorisé.e.s à entrer pour répondre à un besoin jugé vital. Ceci a par ailleurs résulté dans le décès de plusieurs personnes migrantes des suites de la COVID-19 dans le milieu agricole en Ontario. C’est également dans ce contexte qu’a été instauré, le 14 décembre 2020, le programme « ange gardien », offrant à certain.e.s demandeur.euse.s d’asile débouté.e.s la possibilité d’obtenir la résidence permanente, à condition d’avoir prodigué des soins directs aux plus vulnérables, dans des hôpitaux, CHSLD, résidences-services ou par l’intermédiaire d’organismes de soins à domicile. En première ligne de la lutte contre la COVID-19, nombre de ces personnes ont mis leur vie en danger dans l’espoir d’une reconnaissance durable. Pourtant, malgré la promesse de récompenser leur sacrifice, plus de 400 personnes attendaient toujours leur statut à la fin de 2024. Pire encore, plusieurs de ces travailleur.se.s essentiel.le.s, n’avaient même pas droit à une assurance maladie les laissant sans protection lorsqu’ils et elles sont inévitablement tombé.e.s malades.

Cette réalité révèle avec force qu’en contexte de crise, les besoins de la majorité sont comblés au prix de l’exploitation des minorités, et que la reconnaissance des migrant.es s’arrête trop souvent là où cessent leur utilité et leur visibilité.

Ainsi, ces exemples démontrent que, face aux crises économiques ou sanitaires, les gouvernements ont historiquement privilégié la protection des intérêts économiques de la population locale au détriment des droits des populations les plus vulnérables, créant ainsi un système de droits et de protection à deux vitesses. Cette logique, sans se limiter aux contextes d’urgence, est au cœur des politiques migratoires canadiennes. Une telle approche réduit les populations migrantes à leur seule valeur économique, instaurant une hiérarchisation des vies où les plus vulnérables sont maintenus dans des statuts précaires et exploitables. Plutôt que de remettre en question les structures qui génèrent ces inégalités, les gouvernements choisissent d’exploiter davantage une main-d’œuvre précaire et de légitimer des pratiques discriminatoires sous couvert d’urgence.

Cette logique, loin d’être une exception, s’inscrit dans une continuité où certaines vies sont systématiquement jugées moins dignes de protection que d’autres.

Achat local, achat éthique ?

Dans ce contexte, il est urgent de remettre en question les discours valorisant la consommation locale sans jamais remettre en cause les conditions de production. Derrière les étagères de produits locaux vantés par les médias et nos entourages se cache trop souvent le labeur invisible et sous-payé de personnes migrantes surexploitées. Une véritable solidarité passe par la reconnaissance pleine et entière de leur contribution, et par la volonté de bâtir un modèle de société qui ne tolère pas l’exploitation comme fondement de sa prospérité et de son sentiment de fierté nationale. Cet enjeu doit occuper une place centrale dans nos discussions sur l’avenir, nos habitudes de consommation et le respect des populations qui contribuent à notre alimentation, et bien plus encore.

L’achat local doit nécessairement être associé à l’achat éthique. Il est paradoxal de chercher à promouvoir notre bien-être en exploitant les populations migrantes tout en dénonçant les pays qui ne respectent pas les droits de la personne.

Nous ne pouvons pas défendre des principes de justice sociale et de respect des droits fondamentaux tout en fermant les yeux sur les conditions de travail et de vie de ceux et celles qui produisent les biens que nous consommons  au quotidien.

Conclusion​

En somme, la décision du gouvernement du Québec d’assouplir les exigences de recrutement des travailleur.se.s migrant.e.s pour les employeur.se.s ayant enfreint les normes du travail, une mesure largement ignorée dans le débat public, constitue indéniablement un recul par rapport aux principes de justice sociale et de protection des personnes vulnérables. En ne tenant pas compte des nombreux appels à éliminer les facteurs systémiques de vulnérabilité, le gouvernement québécois contribue à maintenir un cadre institutionnel propice aux abus, au détriment des travailleur.se.s qui contribuent pourtant de manière essentielle à l’économie. 

Sous prétexte de la guerre commerciale avec les États-Unis et de la demande croissante pour les produits locaux, de nombreux.se.s travailleur.se.s se retrouveront exposé.e.s à un risque accru d’exploitation. Plus largement, ce choix envoie un signal dangereux : en temps de crise, tout devient permis, y compris le contournement des droits fondamentaux.

Une telle logique normalise l’exploitation et légitime le sacrifice de certain.e.s pour le confort des autres. Elle fragilise l’ensemble du système en ancrant l’idée que la dignité et la reconnaissance peuvent être conditionnelles, temporaires, voire jetables.

Image d’en-tête : Yunus Tuğ