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Resserrement des programmes d’immigration temporaire
Resserrement des programmes d’immigration temporaire : des mesures qui risquent d’amplifier la précarité et l’exclusion des personnes sous statut temporaire
- Date de publication: 10 Octobre 2024
- Autrice: Chenour Oechslin
- Révision: Monique Moisan
- Mise en page: Donia Zahir
Introduction
En 2023, le nombre de résident.e.s temporaires, incluant les étudiant.e.s internationaux, les personnes en demande d’asile et les travailleur.se.s étranger.ère.s temporaires (TET) arrivé.e.s au Canada et au Québec dans le cadre du Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET), a fortement augmenté comparativement aux années précédentes.
Au Québec, les travailleur.se.s étranger.ère.s temporaires (TET) considéré.e.s comme « essentiel.le.s » en période de pandémie et indispensables pour « répondre aux besoins de main-d’œuvre à court terme » en contexte post pandémie, sont de plus en plus pointé.e.s du doigt comme étant responsables de la surcharge des services publics.
À l’été 2023, le rapporteur spécial de l’ONU, Tomoya Obokata, a visité plusieurs provinces, y compris le Québec, pour évaluer la lutte contre les formes contemporaines d’esclavage. Dans son rapport final publié en juillet 2024, il a exprimé de sérieuses préoccupations concernant le PTET, un programme qui selon lui « alimente les formes contemporaines d’esclavage, car il institutionnalise les asymétries de pouvoir qui favorisent les employeurs et empêchent les travailleurs d’exercer leurs droits » (Obokata, 2024).
Dans ce contexte, au lieu de résoudre ces problèmes structurels liés au PTET, le gouvernement canadien a annoncé, entre août et septembre 2024, des mesures applicables partout au Canada et visant à diminuer le nombre de travailleur.se.s temporaires mais aussi le nombre d’étudiant.e.s internationaux et l’accès aux permis de travail pour les conjoint.e.s. Selon les déclarations du gouvernement fédéral, ces mesures permettraient de « répondre aux pressions actuelles, y compris le ralentissement du marché du travail ». Un autre objectif du gouvernement serait « d’éliminer la fraude et le recours abusif au Programme [PTET] ». L’une de ces mesures concerne spécifiquement la région de Montréal, où toute demande d’étude d’impact sur le marché du travail (EIMT ¹) pour les postes à bas salaire a été suspendue provisoirement.
Cet article propose de décortiquer ces annonces et de mettre en lumière le caractère déconnecté de ces mesures par rapport aux objectifs qu’elles visent ainsi que leurs répercussions non seulement sur les migrant.e.s temporaires concerné.e.s, mais aussi sur l’ensemble de la société.
En quoi consistent les récentes annonces et qui est concerné ?
Les travailleurs et travailleuses migrant.e.s temporaires
Certaines mesures ont d’abord été communiquées le 26 août 2024 par le ministre de l’Emploi et du Développement social, Randy Boissonnault. Les modifications du PTET annoncées par le gouvernement fédéral visent à suspendre temporairement le traitement des EIMT pour les postes à bas salaire dans les zones métropolitaines partout au Canada où le taux de chômage est de 6 % ou plus. Dans les autres régions, les employeur.se.s peuvent continuer d’embaucher les TET, mais le plafond d’embauche des postes à bas salaire dans un lieu de travail sera réduit de 20 à 10 %. Les emplois saisonniers tout comme ceux dans les secteurs de l’agriculture, la fabrication d’aliments, la construction et la santé sont exemptés de ces restrictions. De plus, la durée de validité des permis de travail dans le cadre du volet des postes à bas salaire passe de deux à un an. Ces mesures sont entrées en vigueur le 26 septembre 2024.
Concernant le Québec, à la demande de François Legault, Ottawa a également suspendu, à partir du 3 septembre 2024 et pour six mois, l’embauche de TET dans la région de Montréal pour les postes dont le salaire est inférieur au salaire médian québécois (27,47 $/h). Cette mesure s’applique aux nouvelles demandes ainsi qu’aux renouvellements de permis de travailleur.se.s déjà en emploi, mais des secteurs comme l’agriculture, la construction et la santé en sont exemptés.
Les étudiant.e.s internationaux et les personnes diplômées
Le ministre fédéral de l’Immigration, Marc Miller, a aussi annoncé le 18 septembre 2024 des mesures supplémentaires qui réduisent le nombre de permis d’études délivrés aux étudiant.e.s internationaux et imposent de nouvelles exigences pour accéder à un permis de travail postdiplôme. Toute personne qui demande un permis de travail postdiplôme à compter du 1er novembre 2024 devra démontrer des compétences en anglais et en français, soit un niveau 7 de compétence linguistique canadien (NCLC) pour les diplômé.e.s universitaires et un niveau 5 pour les diplômé.e.s collégiaux. De plus, les étudiant.e.s inscrit.es dans un programme d’étude collégial après le 1er novembre 2024 diplômé.e.s pourront se prévaloir d’un permis de travail postdiplôme seulement si leur diplôme est dans un secteur en pénurie de main-d’œuvre à long terme .
Les conjoint.e.s de travailleur.se.s et d’étudiant.e.s
Plusieurs mesures visent aussi à limiter l’accès aux permis de travail ouverts pour les conjoint.e.s des étudiant.e.s internationaux et de certain.e.s TET. Désormais, pour qu’un.e conjoint.e d’étudiant.e soit éligible à un permis de travail ouvert, l’étudiant.e devra être inscrit.e dans un programme de doctorat ou de maîtrise d’au moins 16 mois. Pour les conjoint.e.s des TET, les critères deviennent encore plus stricts : désormais seul.e.s celles et ceux dont les partenaires occupent des postes professionnels ou de gestion, c’est-à-dire un poste exigeant un haut niveau de formation, d’études, d’expérience et de responsabilité (FEER ²), et ce, dans des « secteurs en pénurie de main-d’œuvre », seront éligibles à un permis ouvert. Il importe de préciser que cette mesure est déjà en vigueur au Québec : les conjoint.e.s des TET occupant un emploi peu spécialisé (dans les catégories FEER 4 et 5) ne sont pas admissibles à un permis de travail ouvert. Les mesures entreront en vigueur plus tard cette année, sans date précise.
Mesures inadaptées aux problèmes systémiques des permis fermés
Alors que l’objectif annoncé par le gouvernement fédéral est de mettre fin aux abus des employeur.se.s ayant recours au PTET, suspendre temporairement l’embauche de certain.e.s TET ne résout pas les véritables problèmes du PTET, notamment le permis de travail fermé qui confine ces travailleur.se.s dans des conditions précaires et restreint le respect de leurs droits fondamentaux.
D’une part, les récentes mesures excluent les postes saisonniers ainsi que les secteurs clés où les abus sont fréquents comme l’agriculture, la transformation alimentaire, la construction et les soins de santé. Cela signifie qu’une grande proportion des travailleur.se.s à bas salaire, souvent parmi les plus vulnérables, continuent d’être embauché.e.s dans les mêmes conditions et exposé.e.s à des risques d’exploitation.
D’autre part, Québec échappe en partie à ces mesures grâce à certaines ententes dans le cadre de la procédure de traitement simplifié, qui exonère de nombreux employeur.se.s des règles habituelles d’embauche. En 2023, ce mécanisme a permis de recruter 63 % des TET dans la province, y compris dans des postes peu qualifiés (Champagne, 23 février 2024). Bien qu’à la suite des récentes annonces, les employeur.se.s de la province soient aussi désormais assujetti.e.s à un plafond d’embauche de 10 %, ils et elles sont toujours exempté.e.s de l’obligation de démontrer leurs efforts de recrutement local. Autrement dit, les employeur.se.s du Québec peuvent continuer de recruter des TET à des conditions de travail et de salaire inférieures à celles que les travailleur.se.s locaux accepteraient, ce que dénonce vivement la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec FTQ.
Ainsi, les exceptions relatives au Québec, cumulées avec les nombreuses exemptions sectorielles au niveau national, démontrent qu’un nombre important de travailleur.se.s, parmi les plus vulnérables, échappe à ces restrictions. Ces mesures récentes semblent donc clairement inefficaces pour s’attaquer aux abus et inégalités structurelles du PTET et ne permettent pas de veiller à « la santé et [à] la sécurité des travailleurs étrangers temporaires au Canada », tel que le prétend le ministre Randy Boissonnault.
Multiples conséquences et risques d’augmenter la précarité des conditions de vie et de travail
Risque de perte de statut pour les travailleur.se.s déjà sur place
Les mesures annoncées auront également des répercussions importantes, d’abord pour les TET déjà en poste à Montréal et ailleurs. Premièrement, les personnes dont les permis ne seront pas renouvelés risquent de perdre leur statut, une situation qui survient presque du jour au lendemain, selon Adèle Garnier, professeure à l’Université Laval, en raison du court délai entre les annonces et leur mise en œuvre (Radio Canada, 3 septembre 2024).
En effet, aucune mesure transitoire n’a été prévue pour ces personnes pourtant intégrées au marché du travail et à la société, comme l’octroi d’un statut permanent, ce que dénonce la Coalition québécoise pour la régularisation comptant une cinquantaine d’organisations de la société civile.
De plus, les personnes ayant contracté des dettes pour venir travailler pourraient n’avoir d’autre choix que de se tourner vers le marché clandestin si leur permis n’est pas renouvelé. Cette situation est d’autant plus préoccupante lorsqu’on considère que le gouvernement Trudeau, qui promet depuis plus de deux ans un programme de régularisation, non seulement ne tient pas ses engagements, mais adopte des mesures qui augmenteront le nombre de personnes sans statut dans les mois à venir.
Limiter davantage l’accès à la résidence permanente
Ces mesures auront aussi de graves conséquences sur l’accès à la résidence permanente au Québec via le Programme de l’expérience québécoise (PEQ) pour les personnes auparavant admissibles. Par exemple, les TET, occupant un poste qualifié (FEER 0, 1, 2 ou 3), étaient éligibles au PEQ s’ils et elles occupaient ce poste pendant au moins 24 mois sur les 36 mois précédant leur demande. Or, la réduction de la durée des permis de travail à un an au lieu de deux les empêchera de cumuler les 24 mois d’expérience professionnelle requis pour le PEQ.
L’accès à la résidence permanente sera également plus difficile pour les diplômé.e.s. D’une part, l’exclusion de certains diplômé.e.s de collèges publics du permis de travail postdiplôme compromettra leur statut légal après leurs études et durant le processus de demande. D’autre part, l’imposition des tests linguistiques à tous les diplômé.e.s risque de retarder l’obtention du permis postdiplôme. Ce délai supplémentaire pourrait compromettre leur accès à ce permis, car les étudiant.e.s n’ont que 180 jours après l’obtention de leur diplôme pour soumettre leur demande. Si les personnes diplômées ne parviennent pas à respecter ce délai, elles risquent non seulement de se voir refuser le permis postdiplôme, mais aussi de perdre leur statut légal. Cela pourrait les priver de la possibilité de demander la sélection permanente dans le cadre du Programme de l’expérience québécoise (PEQ).
Par conséquent, non seulement ces mesures excluent des personnes autrefois admissibles aux programmes de résidence permanente, mais elles risquent également de les entraîner dans des situations irrégulières, accentuant leur précarité et limitant leur accès aux droits fondamentaux.
Mesures qui alimentent la xénophobie
En outre, l’annonce concernant le gel d’embauche à Montréal, loin de réduire la pression sur les services publics et d’atténuer la crise du logement comme le déclare François Legault, pourrait plutôt exacerber les discours haineux contre les personnes immigrantes. Selon Caroline Senneville, présidente de la Confédération des syndicats nationaux (CSN), étant donné que cette mesure ne concerne qu’environ 3 500 travailleur.se.s, il est illusoire de croire qu’un nombre aussi réduit de personnes soit responsables de cette crise. Par ailleurs, cette situation se généralise à l’ensemble du Canada. La rhétorique dangereuse du gouvernement fédéral qui amalgame aussi l’augmentation du nombre de résident.e.s temporaires avec l’aggravation des crises sociales telles que le logement et l’inflation, contribue à alimenter une vague de sentiments anti-immigrant.e.s et entraîne une hausse préoccupante des crimes haineux contre les minorités visibles, comme en témoignent les organisations de défense des droits humains (Reuters, 6 septembre 2024). Ainsi, tant au provincial qu’au fédéral, plutôt que de proposer des solutions substantielles et durables, ces annonces risquent surtout de renforcer la xénophobie et le racisme en ciblant injustement les TET et l’ensemble des migrant.e.s temporaires.
Impact sur les secteurs essentiels
Les restrictions annoncées pour la région de Montréal ont aussi provoqué colère et inquiétude dans des domaines exclus des exemptions, tels que les secteurs de la restauration, du tourisme et de la petite enfance. De nombreux établissements, comme les garderies, risquent de se retrouver sans personnel du jour au lendemain. En effet, le gouvernement n’a prévu aucun délai pour l’adaptation des entreprises ni de plan durable pour former des travailleur.se.s locaux. Ces lacunes auront des conséquences sur l’ensemble de la population, notamment en entraînant des pénuries de personnel dans des secteurs essentiels.
Séparer les familles et exacerber la précarité des conditions de vie
Finalement, limiter l’octroi de permis de travail ouvert aux conjoint.e.s d’étudiant.e.s et de certains travailleur.se.s est non seulement injuste, mais aura aussi des impacts particulièrement graves pour les familles. D’abord, en refusant de délivrer un permis de travail aux conjoint.e.s de certain.e.s étudiant.e.s, on leur refuse le droit d’être accompagné.e.s par leur famille et de vivre dans des conditions dignes, tout en tirant profit de leur présence. Il est à noter que la contribution des étudiant.e.s internationaux à l’économie québécoise et canadienne est massive. À titre d’exemple, leur contribution s’élève en 2022, à l’échelle du Canada, à une dépense annuelle de 37,3 milliards de dollars canadiens, majoritairement en frais de scolarité. Cela représente 1,2 % du PIB du Canada.
Pour les conjoint.e.s des TET employé.e.s dans des postes peu spécialisés, ces mesures risquent aussi de séparer les familles ou de les plonger dans des situations extrêmement précaires. En effet, les personnes qui choisissent d’accompagner leur conjoint.e, souvent des femmes et des enfants, se voient conférer un statut de visiteur, ce qui les oblige à vivre sur le territoire sans aucun droit social tant qu’elles ne trouvent pas elles-mêmes un permis de travail fermé. Cette situation, déjà existante au Québec et décriée par les membres d’organismes communautaires, crée une vulnérabilité accrue pour les familles des TET occupant des emplois peu spécialisés. Ainsi, au lieu d’apporter des solutions et d’améliorer les conditions de vie de ces travailleur.se.s et de leur famille, le gouvernement fédéral annonce son intention d’étendre cette privation du droit à la famille à tou.te.s les TET occupant un poste non spécialisé partout au Canada.
Conclusion
En conclusion, toutes les organisations de la société civile sont unanimes : les récentes annonces de resserrement des programmes d’immigration temporaire, loin d’atteindre les objectifs qu’elles prétendent viser, vont surtout empirer les conditions de vie et de travail des personnes sous statut temporaire déjà sur le territoire et de celles que le Canada continuera d’admettre. Les mesures de limitation de permis ouverts pour conjoint.e.s ou de permis de travail postdiplôme à certains étudiant.e.s gradué.e.s reflètent une logique qui exploite leur apport économique tout en négligeant la reconnaissance de leurs droits humains.
Selon Migrant Rights Network, ces nouvelles mesures risquent fortement de provoquer des déportations de masse dans les mois à venir, puisque le nombre de personnes au Canada touchées par ces mesures est estimé à un total d’environ 775 000.
En ce qui concerne spécifiquement le PTET, en l’absence de l’abolition du permis fermé, de son remplacement par des permis de travail ouvert et de passerelles à la résidence permanente, les récentes annonces du gouvernement canadien semblent davantage servir de façade que de véritable réponse aux enjeux structurels que pose ce programme. En raison des nombreuses exceptions sectorielles et régionales, ces mesures maintiennent la délivrance des permis fermés, perpétuant ainsi un système à deux vitesses qui condamne les TET à des conditions de travail hyper précaires et les prive de leurs droits les plus fondamentaux. De plus, plutôt que de mettre en place un programme de régularisation large et inclusif, ces annonces créent de nouvelles vulnérabilités pour les travailleur.se.s déjà en place et déjà en poste, les exposant à des situations d’irrégularité à cause des restrictions de renouvellement et de la réduction de la durée des permis.
Comme l’a souligné le rapporteur spécial de l’ONU, Tomoya Obokata, « les travailleurs étrangers dits « temporaires » répondent à un besoin permanent sur le marché du travail […] Le Canada doit […] faire en sorte que tous les travailleurs migrants aient accès à une procédure claire d’obtention de la résidence permanente dès leur arrivée dans le pays ». Cette citation met en lumière une question fondamentale, encore trop peu débattue : voulons-nous continuer de combler les besoins permanents par une immigration temporaire en privilégiant une main-d’œuvre bon marché, facilement exploitable et jetable au détriment d’un système basé sur l’équité, la stabilité et la sécurité des conditions de travail ? Il est grand temps que les politiques migratoires s’alignent sur les principes de justice et de respect des droits humains, garantissant des conditions de travail dignes pour tous les travailleurs et travailleuses.
¹ Une étude d’impact sur le marché du travail (EIMT) est une étape obligatoire pour certains employeur.se.s au Canada avant d’embaucher un TET. Une EIMT approuvée par Service Canada indique qu’aucun travailleur.se canadien.ne ou résident.e permanent.e n’est disponible pour occuper le poste. La demande d’EIMT concerne uniquement les permis « fermés », c’est-à-dire un permis de travail rattaché à un seul employeur.
² La classification FEER (Formation, Études, Expérience et Responsabilités) des professions au Canada est un nouveau cadre introduit par le gouvernement canadien pour remplacer la Classification nationale des professions (CNP). Alors que les catégories FEER 0, 1, 2 et 3 englobent les postes de gestion, ceux nécessitant un diplôme universitaire et un diplôme d’études collégiale, les catégories FEER 4 et 5 regroupent respectivement des emplois qui requièrent un diplôme d’études secondaires et ceux qui n’exigent aucune formation scolaire.
Image d’en-tête: Jakub Flis